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(Mythes et légendes kershes) - Le Livre des Patriarches
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Ninkasi, Kershe
Ninkasi, Kershe
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(Mythes et légendes kershes) - Le Livre des Patriarches
Un amalgame de récits avait rejoint les archives.

Les clans Kershes étaient divers, répondant de différents dogmes, et patriarches.

Certains, plus que d'autres, semblaient avoir marqué l'histoire. En conséquence, leur nom résistait à l'épreuve du temps.

Par l'inhérent respect que vouaient les Kershes à leurs aieux et à leurs patriarches, ceux qui s'élevaient au rang de héros au gré des caprices de l'histoire étaient forcément posés comme exemples, leur nom remontant en ressac dans diverses fables porteuses de morales ou du souvenir de leur gloire passée.

Ninkasi - la Doyenne a écrit:
Yaqub du Clan Tyareh, le Témoin
Quarante Ans avant l'Empire Korain

Il y a plus de quatre-vingt ans, le Patriarche Yaqub du Clan Tyareh s’adressa aux sages d’Ibsnal : « Je me fais faire une très belle bague, sertie d’un diamant magnifique. Je voudrais y faire cacher, à l’intérieur, un message qui me serait utile dans une situation désespérée. Il doit être très court afin qu’il puisse se cacher sous le diamant. » Ils étaient tous de grands érudits et d’éminents lettrés, à qui on devait théories les plus savantes et traités les plus avantageux de ce temps-là. Mais il fallait trouver un message de pas plus de deux ou trois mots, qui puisse l’aider dans une situation désespérée… Ils réfléchirent, se penchèrent dans leurs livres et fouillèrent la grande bibliothèque d’Ibsnal de fond en comble, mais ne purent rien trouver.

Le Patriarche Yaqub avait une vieille servante, qu’il considérait avec le respect qui revient à une mère, car elle avait pour elle la sagesse de l’âge et beaucoup d’esprit. La vieille servante lui dit : « Je ne suis pas un sage, ni un savant, ni un érudit; mais je connais le message – car il n’y en a qu’un. Durant ma longue vie à Ibsnal, j’ai rencontré toutes sortes de gens, et même une fois un mystique Karge venu de loin. C’était aussi un invité de ton père et je fus mise à son service. Alors qu’il partait, dans un geste de reconnaissance pour tous les services rendus, il me donna ce message. » Et elle l’écrivit sur un petit bout de parchemin, qu’elle roula et présenta au Patriarche en disant : « Ne le lis pas. Garde-le caché dans la bague. Ne l’ouvre que lorsque tout le reste aura échoué, quand il n’y aura plus aucun espoir. »

Ce moment arriva vite. Tentés par leurs esclaves Kroises à la langue fourchue comme celle de Seras, les Korains avaient constitué une flotte qui avançait vers Ibsnal, toutes voiles dehors. Le Patriarche vit le malheur s’abattre sur Ibsnal de ses propres yeux, son clan ravagé par les légions Koraines qui s’étaient faites suppots de Zox. Il se battit vaillamment auprès de ses fils et ses filles, auprès de ses frères et ses sœurs, auprès du peuple Kershe entier. En vain. Dans le terrible revers et sous l’œil de Zox, le peuple Kershe souffrait et pleurait ses enfants. Les armées d’Ibsnal peinèrent à repousser l’envahisseur, tant et si bien qu’habitées par l’esprit du grand chien de l’outre-monde, coléreuses et sans merci, les légions Koraines et leurs esclaves Kroises et Kalois remontèrent jusqu’au cœur de la cité. C’est là qu’ils firent ployer le genou au Grand Patriarche, Élu de ses pairs, et tranchèrent sa gorge devant son peuple entier.

Ce jour-là, le sable et le grès étaient devenus rouges, poisseux de tant de larmes et de sang versé. Pour sauver sa vie, le Patriarche Yaqub s’enfuit à cheval, mais l’ile d’Ibsnal est ce qu’elle est. Tôt ou tard ses adversaires le rattraperaient en sa fuite sans issue, pensait-il. Comme de raison, il finit acculé à une falaise surplombant la mer troublée. Y tomber marquerait sa fin mais il ne pouvait plus faire demi-tour, l’ennemi serait là d’un moment à l’autre, sur ses traces. Il ne pouvait avancer, il n’y avait aucune autre issue…

Soudain il se souvint de la bague. Il l’ouvrit, sortit le papier sur lequel était écrit un petit message d’une immense valeur. C’était tout simplement : « Ceci aussi passera ». Un immense silence descendit sur lui alors qu’il lisait cette phrase, « Ceci aussi passera » et c’est ce qui arriva. Tout ne fait que passer; rien n’est permanent en ce monde.

Les ennemis qui le poursuivaient avaient dû se perdre dans le désert d’Ibsnal. Ils avaient dû se tromper de chemin, ou bien avaient-ils été leurrés par quelconque mirage ou retardés par des Effrit : encore une fois le désert rendait ultime service à ses enfants. Le Patriarche Yaqub fut immensément reconnaissant envers sa servante et envers le mystique inconnu. Ces paroles se révélèrent miraculeuses.

Il replia le papier, le remit dans la bague, et se sentit accablé de gêne et de honte pour sa lâcheté. Il ne pouvait pas laisser son clan, le reste de son peuple, à la merci des loups enragés et des chiens sauvages venus le tourmenter! Alors, tandis que la frénésie des vainqueurs du jour s’était calmée, la rage guerrière laissant en suspens le devenir du peuple Kershe… le Patriarche Yaqub parut devant les grandes enceintes d’Ibsnal en déclarant ses intentions, qui étaient de négocier la paix au nom du peuple Kershe. Les Korains calmèrent leurs esclaves Kroises et Kalois qui avaient à la gueule le gout du sang et dans le cœur l’amour du massacre. Durant sept jours, ainsi que Celus, le Patriarche Yaqub dut contempler le ravage de la dévastation et gouter l’amer de la défaite, et faire preuve de sagacité et de sagesse pour le plus grand bien. Au terme des sept jours, un traité fut signé et la majorité des envahisseurs s’en furent. La paix était faite, et Ibsnal était désormais province d’un royaume plus vaste, sous la régence des Korains. Dans le soulagement de voir les bateaux étrangers lever les voiles et rejoindre l’horizon, il y eut une immense célébration dans toute la ville. Le Patriarche Yaqub se sentait si fier de lui. La vieille servante marchait à côté de sa monture, tandis que la foule saluait le Patriarche Yaqub et l’arrosait d’une pluie de pétales de roses. Elle dit au Patriarche Yaqub : « C’est encore le bon moment de relire ton message. »

« Que veux-tu dire, lui répondit le Patriarche, à présent je suis victorieux, le peuple m’acclame, je ne suis pas désespéré et je ne suis pas dans une situation sans issue. »

La vieille servante dit : « Écoute ce que m’avait dit le saint homme : ce message n’est pas seulement fait pour le désespoir mais aussi pour le bonheur; pas seulement pour la défaite mais aussi quand tu es victorieux; pas seulement quand tu es le dernier, mais aussi quand tu es le premier. Le Cycle de Celus est ainsi fait. »

Et le Patriarche Yaqub ouvrit l’anneau et lu le message : « ceci aussi passera.» Et soudain la même paix, le même silence, au milieu de la foule triomphante, qui faisait la fête et dansait… Mais sa fierté avait disparu. Tout passe.

Il invita sa vieille servante à monter avec lui sur la monture, l’aidant de sa main. Il lui demanda : « Y a-t-il quelque chose de plus? Ceci aussi passera… ton message m’a été immensément salutaire. » La vieille servante répondit : « La troisième chose qu’a dite le saint homme c’est : Souviens-toi, tout passe. Toi seul subsistes; tu demeures à jamais en tant que témoin. »

Tout passe, mais persiste le Cycle de Celus, et ceux qui se font témoins lointains de ses vérités, plus grandes qu’eux.

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Dernière édition par Ninkasi le Mer 15 Juin - 16:18, édité 1 fois
Ninkasi, Kershe
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Re: (Mythes et légendes kershes) - Le Livre des Patriarches
Ninkasi - la Doyenne a écrit:
Dumuzid du Clan Sipad, le Racheté
Cent-quatre-vingt Ans avant l'Empire Korain

L’histoire du Patriarche Dumuzid du clan Sipad compte parmi les plus tristes du peuple Kershe. Les jeunes années de Dumuzid n’avaient été rien d’autres que bienheureuses. L’Ile d’Ibsnal n’avait pour lui, et pour le reste du peuple Kershe, que des largesses. L’oasis et les bras de rivière étaient gorgés par des eaux céruléennes, les grandes crues de cette époque couvraient les terres voisines de foisonnantes récoltes, et les placides herbivores étaient si nombreux que même les fauves du désert devenaient gros sans pour autant entamer l’ampleur des grandes migrations des troupeaux.

C’était en cette ère de prospérité que d’étranges bateaux étaient apparus à l’horizon, et avaient accosté au port d’Ibsnal. Dumuzid avait appris à connaitre les curieux et étranges navigateurs, qui s’identifiaient comme Kroises. La plupart des gens de ce temps-là s'émerveillaient de rencontrer ces esprits libres aux coutumes étranges, qui avaient l’allure de caravaniers des mers et se disaient voyageurs comme bon nombre de nos clans. Certains voyaient en eux une semblance relevant presque de la fraternité, et il n’avait pas fallu longtemps pour que des négoces et marchés deviennent florissants. Mais il existait de ces voix dissonnantes, invitant à la méfiance face aux étranges marins et à leurs coutumes barbares. Parfois, seulement parfois, il fallait rappeler à certains des marins qu’il n’était pas pire fléau que l’irrespect d’un partenaire de commerce, mais au fil d’une vingtaine d’année, cela semblait plutôt tenir de l’exception que de la règle. Alors les voix dissonnantes étaient invitées à se taire.

C’est durant ces vingt ans, au contact des curieux Kroises que Dumuzid passa de l’adolescence à l’âge d’homme mûr, et même au contact des Kroises et en partenariat avec certain d’entre eux qu’il assura sa prospérité et étendit l’influence de son clan. Le Clan Sipad était connu pour la compétence de ses éleveurs, et un grand nombre de bêtes exotiques confiés par Dumuzid prit le large sur les navires Kroises : c’était là une entente dont tout le monde gagnait.

La prospérité et le renom de Dumuzid devinrent si grands qu’il sut s’élever au rang de Grand Patriarche, élu parmi les siens pour les trancher sur les plus grands enjeux concernant la cité, en tant que Patriarche des Patriarches. Si certains étaient choqués de voir un homme comme Dumuzid, plus jeune qu’eux, prendre les rênes de la gouvernance d’Ibsnal, il était pourtant un homme de son temps et celui qui avait su s’adapter le mieux aux nouvelles réalités d’Ibsnal, et qui avait fait des affaires d’or avec la venue des Kroises.

Dumuzid du Clan Sipad avait tout pour lui, et son immense fortune avait attiré nombre de partis intéressés. Il avait choisi pourtant comme épouse la femme qu’il estimait la meilleure, et à même de le compléter. Lui qui était un homme pratique et pragmatique avait choisi une femme mystique, dont le sang même bouillait sous l’influence de l’éther. Lui qui reposait sur les chiffres et le poids de l’or pour prendre des décisions se trouva uni à une femme qui montait quatre à quatre les escaliers menant au temple de Quirel afin de consulter les augures lorsqu’elle était confrontée à la moindre question. Mais leur dissemblance profonde ne semblait pas un obstacle au respect et à l’amour qui semblait les lier : de cette union, encore davantage le clan Sipad se trouva à prospérer. Son épouse savait écouter les dieux comme Dumuzid savait écouter le tintement de l’or. Malgré leur différence, ils n’avaient qu’un seul désaccord : les signes lui disaient qu’il devait rompre tout accord avec les Kroises et les renvoyer chez eux, mais il se refusait à le faire car il lui semblait avoir trop à perdre. D’année en année, elle répétait sa demande mais il ne pouvait la lui accorder : chaque année qui passait grossissait sa fortune et lui donnait davantage encore à perdre. C’était au cours de ces années-là qu’elle lui donna des jumeaux. Le signe de la faveur divine dont bénéficiait Dumuzid n’aurait pu être plus grand, car après tout Celus porta en lui deux paires de jumeaux à l’aube des temps. Le fils et la fille que lui avaient donné son épouse firent de lui un Patriarche dans tous les sens du terme, reconnu des dieux et des hommes.

Mais rien jamais ne dure, et le grand bonheur de Dumuzid allait bientôt laisser place au plus grand des malheurs.

À la grande fête estivale de Quirel, Dumuzid célébra le treizième anniversaire de ses enfants. Les partenaires d’affaires et visiteurs Kroises furent tous invités au grandiose événement, premiers étrangers à pouvoir gouter les ultimes douceurs d’Ibsnal et à pouvoir profiter de ses plus expansives festivités. La nourriture et la bière coulèrent à flot, ce soir-là, et les Kroises ne se privèrent de rien. Le capitaine Kroise avec qui Dumuzid avait tissé ses ententes les plus solides, qu’à jamais Zox ronge ses os et déchire ses tripes, commit ce soir-là le pire des affronts.

Ivre comme une barrique, il hissa la fille de Dumuzid sur la table malgré ses protestations et sa lutte, pour déchirer les vêtements de l’enfant à peine nubile et se forcer en elle. Les Kroises ne furent pas choqués, car vivant sous le signe de Seras, le viol et la rapine était pour eux l’ordinaire, et ils avaient coutume de prendre ce qu’ils voulaient quand l’envie leur prenait. Dumuzid s’était aveuglé à la vérité qui était sous ses yeux, s’était fait sourd à la parole de son épouse, avait refusé les signes de Quirel quand il en était encore temps.

Estomaqué, Dumuzid allait pour se lever quand il vit son fils qui s’était précipité sur le capitaine maudit, cherchant alors à percer la chair du mécréant avec un couteau de table. Ce furent les matelots du vil capitaine qui, égrillards et rieurs, repoussèrent et battirent vertement le seul fils de Dumuzid pendant que leur capitaine allait bon train et souillait la fille du Grand Patriarche devant Ibsnal entière.

Le cri que poussa le Grand Patriarche était égal aux hurlements que Zox lança depuis l’outre-monde en découvrant la faute de son frère. Et c’est avec la même rage aveuglante que Dumuzid renvoya le traitre capitaine à la mer. Comme un seul homme, les Kershes qui étaient de l’assistance se levèrent pour repousser avec lui les Kroises en présence vers l’océan qui les avait charriés, entiers ou en morceaux.

Mais le mal était fait. L’humiliation du Grand Patriarche Dumuzid n’aurait pas pu être plus complète. Alors que le choc et l’horreur semblaient s’atténuer, on découvrit que la fille du Patriarche Dumuzid, dévastée, avait profité de la cohue pour escalader les marches de la porte Nord donnant sur l’abime de l’océan. De la grande arche de Zox, elle s’était jetée sur les récifs escarpés pour laver sa honte : seul le terrible Zox, gardien de l’outre-monde, pourrait comprendre sa colère et son chagrin. Le fils de Dumuzid, lui, était aux mains des prêtres de Quirel dont le pronostic était bien sombre : les marins ivres et violents n’avaient pas ménagé le jeune corps en leurs violences. Murée dans les larmes et le silence, l’épouse de Dumuzid offrait ses propres forces, ses propres prières et ses propres dons pour sauver leur fils. La fortune de Dumuzid était désormais poisseuse de sang : gagnée avec le support des fils de Seras qui l’avaient si bellement trahi, devant son peuple entier. Pour satisfaire à sa convoitise, à son bonheur immédiat, il avait refusé d’écouter son épouse, son peuple, et les dieux même, et ainsi il se trouvait humilié et puni. Espérant gagner d’eux, il avait défendu trop longtemps les serpents et les serpents, ne pouvant changer leur nature, avaient mordu leur plus ardent défenseur. De Grand Patriarche, de par l’action du traitre capitaine, il était devenu dernier des derniers, et devant le plus humble des Kershes il n’était à présent que moins que rien.

Alors ce fut à son tour de gravir les escaliers menant au Nord de la cité vers le temple de Zox. Du rempart venteux, sur lequel le temple reposait, il pouvait voir les navires Kroises s’éloigner. C’était un signe clair, qu’ils n’avaient pas payé assez pour leur forfait. Qu’encore, s’en allant vers l’horizon, ils feraient les gorges chaudes, prenant tout au plus éminent des Kershes du temps et le rabaissant à rien, sans une arrière-pensée ni la moindre conséquence.

Il lança à la mer tous ses bijoux dispendieux et ses splendides parures, déchira les soies opulentes qui couvraient sa poitrine, et de sa dague mordit sa chair pour faire couler son sang dans les eaux troubles. D’une voix grondante comme le tonnerre et terrible comme la foudre, il fit serment devant Zox de le servir à jamais en ce monde et l’autre, s’il lui donnait là le pouvoir de se venger de la grande injustice qui avait été commise envers lui, et le peuple Kershe entier. Lui qui avait été acheté de douces paroles, acheté par la séduction du gain, vendu à l'idée que son bonheur était éternel avait tout perdu... et si Zox y consentait, il était bien prêt à vendre son âme immortelle pour devant les siens pouvoir se racheter. Zox entendit le serment de Dumuzid, accepta l’offrande de sang, et le pacte était scellé.

Zox souffla à l’oreille de Dumuzid les mots qui lui donneraient le pouvoir d’agir et de rendre justice. Sans hésitation aucune, il hurla la formule comme un commandement.

Les eaux se déchirèrent et les vagues semblèrent fendre les navires Kroises en partance. Et de ces eaux grises, un immense démon à la peau écarlate s’éleva, plus grand et plus haut que le sommet des mats. De ses mains griffues et puissantes, il déchira la coque des navires, écrasant les marins alarmés comme des moucherons, consumant le bois qui criait de grands jets de flamme, jusqu’à ce que la mer devienne aussi rouge que lui, teintée par les flammes vengeresses et le sang des mécréants.

Le Patriarche Dumuzid avait vengé son honneur, celui de son sang, celui du clan Sipad, et celui du peuple Kershe entier. Mais il l’avait fait au prix de sa vie et de tout ce qu’il avait. Le diadème ceignant son front avait été avalée par la mer : au fond de l’abime étaient désormais sa dignité et sa majesté. Plus jamais il ne les retrouverait, et il le savait. Une part de lui était morte ce jour-là, emportée et gardée par Zox le grand chien de l’outre-monde. Dumuzid ne fut plus dès lors que Dumuzid, prêtre de Zox. Liche au service du Passeur, il demeura défenseur d’Ibsnal, entre mort et vie, jusqu’à ce que Zox l’appelle pour le servir dans l’outre-monde. De Grand Patriarche, il était devenu serviteur et humble prêtre de Zox : même le ressac de la Mer Rouge n’avait pas suffi à laver entièrement la tache qu’il portait à son âme.

L’histoire de Dumuzid porte bien des leçons. Il suffit de savoir les écouter et les comprendre. Au contraire de Dumuzid, avant qu’il ne soit trop tard…


Dernière édition par Ninkasi, Kershe le Sam 25 Juin - 2:01, édité 1 fois
Ninkasi, Kershe
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Re: (Mythes et légendes kershes) - Le Livre des Patriarches
Ninkasi - la Doyenne a écrit:
Tahmures du clan Avesta, le Sorcier
Près de Trois Siècles avant l'Empire Korain (À l'Aube du Monde)

Après que Celus eut posé les Korains dans leurs plaines, les Kalois sur leur montagne, échappé les Kroises à la mer et disposé des Karges dans un marais, vint le temps pour lui de savamment placer le peuple qu’il portait près de son cœur sur une ile de richesse et de merveilles : les Kershes.

Il garnit cette ile d’une foison de fleurs, de fruits, de plantes, de bêtes que nul ne saurait voir outre part. Mais les hommes en ce temps-là étaient sauvages eux-mêmes, et ignoraient tout du monde : de ses merveilles comme de ses dangers.

En ce temps-là le peuple Kershe se tourna vers l’un de ses premiers patriarches. Sa réputation lui venait de la compréhension et de l’estime que Celus et lui semblaient se vouer mutuellement, car les bêtes semblaient écouter le Patriarche Tahmures intuitivement. Grâce à lui, les scorpions et les serpents tapis dans le sable du désert, les crocodiles de la rivière, les féroces fauves et meutes de l’oasis et jusqu’aux dragons et wyvernes des falaises laissèrent les Kershes établir leur petit campement près de l’oasis, sous le regard bienveillant de Celus et de ses fils.

Dans sa connivence avec les bêtes et sa communion avec la nature, il sut amadouer et faire s’approcher des moutons et des chèvres. Des premiers, il sut tondre la laine qu’il offrit aux autres Kershes, afin qu’ils la raffinent et la tissent, pour s’en faire des vêtements qui préserveraient leur pudeur. Des seconds, il sut tirer du lait qui put abreuver et sustenter, se mêlant aux fruits et au miel que lui cédaient sans résistance les abeilles. Ainsi Ibsnal devint véritable et littérale terre de lait et de miel, et le peuple Kershe se félicita d’avoir suivi jusqu’à l’oasis ce premier patriarche.

Mais Zox réservait d’autres épreuves au peuple Kershe. Tahmures était l’homme de la situation pour aider les siens à surmonter ces épreuves. Jaloux et mécontent de la faveur divine de Celus dont bénéficiaient les Kershes, Zox s’en fut plaider auprès de son frère Quirel pour priver les mortels, qu’il affirma sans reconnaissance, des bienfaits du soleil la moitié de la journée. Quirel, consterné et convaincu de la bonne foi de son frère, décida de faire comme Zox lui avait demandé, et de mettre le soleil en mouvement. Ainsi sur l’Ile d’Ibsnal, le soleil se fit torride et plombant la moitié du jour, et l’autre moitié s’était faite glaciale durant son absence de la nuit. La laine et la chaleur des bêtes amadouées ne semblait pas suffire à protéger le campement de fortune, et déjà certains se mouraient de froid sur les nuits les plus âpres.

Tahmures demanda conseil à Shahrasb, son premier fils : car il était fidèle suivant de Quirel et savait reconnaître les mouvements du grand oiseau divin dans le ciel. Durant le jour, sous le soleil ardent, Shahrasb jeûna, et durant la nuit, sous la lune froide, Shahrasb pria. Réceptif à la bonté de ses intentions, Quirel grava pour lui dans le ciel les signes attendus, et une piste de réponse. Sitôt, le lendemain, Shahrasb s’en fut trouver son père pour expliquer ces signes que Quirel lui avait laissé voir.

Shahrasb entreprit de purifier son père par quatre fois, car pour accomplir ce qui l’attendait, le Patriarche Tahmures devait être au plus près des dieux. Tahmures se purifia d’abord par l’eau salée de la Mer, périlleuse, imprévisible et mordante comme le serpent Seras. Puis, il se purifia par les fumées de la flamme vive, qui dévorent tout comme le funeste grand chien Zox. Il se purifia ensuite par le sacrifice, en versant son propre sang ainsi que le loup Greald l’aurait voulu. Et enfin Tahmures se purifia par l’eau vive de l’oasis, source de vie et chargée de la bénédiction de Quirel.

Shahrasb dit enfin à son père qu’il lui fallait s’aventurer dans les étendues du désert. Là-bas, son chemin croiserait celui de démoniaques et malfaisants effrits, des génies des sables que Zox avait relâchés depuis l’outre-monde. Alors un grand tigre prêta ses épaules à Tahmures, s’offrant comme monture. Tahmures s’arma de sa masse et grimpa sur le tigre.

Après avoir marché longtemps dans le désert, les effrits se manifestèrent autour du Patriarche Tahmures. Ils le raillèrent et cherchèrent d’abord à briser sa résolution, mais Tahmures était indifférent à leurs provocations. Alors dans un rugissement, les effrits se lancèrent sur lui tous en même temps, pliant le feu et la lumière à leur volonté pour attaquer Tahmures, illuminant la nuit. Mais le combat ne dura pas longtemps. Galvanisé par les bénédictions divines et fort de sa détermination, la masse fendit l’air et fracassa jusqu’à l’éther qui formait le corps des effrits. Tahmures frappa ces manifestations si fort qu’il en réduisit certaines à de simples et misérables flaques! Prosternés dans la poussière, les effrits que Tahmures n’avait pas littéralement écrasés plaidèrent pour leur vie : « Ne nous tue pas! Nous pouvons t’offrir un marché, et t’instruire d’arts qui n’appartiennent qu’aux dieux! » Alors Tahmures leur consentit ce marché, à la condition et la condition seule qu’ils lui apprennent bel et bien ces arts divins. Sept jours et sept nuit durant, ils apprirent au Patriarche à écrire. Et ils ne lui apprirent pas seulement qu’à écrire des mots et des phrases communes, qu’à faire courir ses pensées sur le papier! Non!

Ils lui montrèrent aussi les secrets des runes et des mots de pouvoir, ceux que peuvent utiliser les divins pour commander aux éléments et plier l’éther à leur seule volonté. Ils lui montrèrent à créer de la nourriture du néant, à bénir ses proches et maudire ses ennemis, à transformer la matière à son gré et surtout, ils apprirent à Tahmures à dompter le feu comme il avait dompté les bêtes. Seul un homme comme Tahmures, favori de Celus et estimé des dieux, était jugé digne d’étudier pareil art.

C’est riche de ces savoirs que Tahmures revint au campement. Les premiers feux réchauffèrent la froide nuit du désert, et assurèrent la survie des premiers Kershes à l’aube du monde. Sept années de vie seulement restèrent à Tahmures : car au prix d’un grand sacrifice de ses forces et de sa nature avait-il appris les secrets des dieux. Il dédia ces sept années à transmettre ses connaissances aux autres hommes et femmes Kershes, peu importe leur clan et peu importe leur rang. Tous purent s’instruire à leur gré auprès du premier sorcier, et apprirent de lui le pouvoir des mots et les mots de pouvoir.

Favori de Celus parmi ses favoris, il est celui qui porta parmi les siens la flamme de la connaissance. À Ibsnal et au sein du peuple Kershe, cette flamme brûle encore, vive.
Ninkasi, Kershe
Ninkasi, Kershe
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Re: (Mythes et légendes kershes) - Le Livre des Patriarches
Ninkasi - la Doyenne a écrit:
Jamshid du clan Avesta, l'Architecte
Près de Trois Siècles avant l'Empire Korain (À l'Aube du Monde)

Tous versèrent des larmes lorsque Tahmures le Sorcier rendit l’âme et que Zox lui ouvrit les portes de l’outre-monde pour un ultime voyage. Naturellement, suivant son trépas, plusieurs imaginèrent que la gouvernance du clan Avesta reviendrait naturellement à son aîné, Shahrasb. Mais l’épouse de Tahmures lui avait donné quatre fils. Outre par le droit d’ainesse, nul ne savait vraiment lequel serait digne de reprendre l’immense charge qu’assumait leur père : n’était-il pas celui qui avait mené le peuple Kershe à son salut? N’était-il pas celui qui était revenu porteur de la flamme de la connaissance, et qui avait su baigner de sa chaleur son peuple entier? Quel fils peut être à la hauteur d’un pareil père! Malgré leur compétence, les quatre fils semblaient faire pâle figure et ne pas arriver à la cheville des accomplissements de leur père. Qui pouvait oser ceindre son front de la coiffe qu’il avait porté, en n’étant même pas la moitié de l’homme qu’il avait été?

Alors plutôt que de ceindre naturellement la coiffe, Shahrasb eut un élan de clairvoyance. Âme pure et bonne, il était favori de Quirel et l’oiseau céleste lui donna juste préscience. Si l’un des frères revendiquait la place de Patriarche au détriment des autres, les quatre frères mortels auraient tôt fait de faire comme les quatre frères divins, et de diviser le peuple Kershe entier dans un conflit nourri par leurs caractères opposés. Et dans la flamme de ce conflit fratricide, l’héritage de Tahmures aurait eu tôt fait d’être consumé.

Shahrasb annonça que lui et ses frères devraient se soumettre à des épreuves que les dieux, qui marchaient encore dans le monde des mortels en ce temps-là, décideraient pour eux. Celui d’entre eux qui réussirait à surmonter toutes ces épreuves serait reconnu digne successeur de Tahmures.

Amusé par l’idée et désireux de prendre ses frères de vitesse, Seras se présenta le premier devant les quatre frères : Shahrasb le Pieux, Yassim le Puissant, Shir-Del le Brave et… Jamshid le Pragmatique. Oh, quel triste sobriquet avait le cadet, faute de mieux…! Car il n’était ni le plus capable des guerriers, ni le plus agile des chasseurs, il n’avait aucun don pour la sorcellerie, et il n’éveillait chez les dieux qu’une sobre indifférence car il ne faisait pas écho à la grandeur de son père ni même de ses frères ainés…! Comment un père si extraordinaire avait-il pu enfanter d’un fils aussi ordinaire que lui! On n’avait inclus Jamshid dans le processus que pour la forme.

Seras proposa son épreuve : il demanda aux frères de lui voler quelque chose s’ils en étaient capables. Avant tout le monde, Shir-Del se précipita sur Seras avec l’agilité qu’il savait déployer. Mais s’il était le meilleur chasseur parmi le clan, et même parmi les Kershes de ce temps-là, et un acrobate accompli dont la main volait plus vite que l’œil, un homme ne peut être l’égal des dieux et Seras déjoua sans transpirer toutes ses tentatives. Espérant bénéficier de la distraction que causait son frère, Yassim fit rouler ses muscles titanesques et arracha un palmier adulte du sol pour s’en servir comme d’une massue, espérant sonner le grand serpent d’un coup d’arbre bien placé. En vain! Seras ondoya de côté tandis que l’arbre s’écrasait par terre avec fracas. Shahrasb le Pieux était bien mal à son aise : voler quelque chose lui répugnait, et faire cela à un dieu encore davantage. Il se tint là, malaisé, en ne sachant trop que faire jusqu’à ce que Jamshid s’avance vers lui tout bonnement, paraissant ignorer le tollé de ses deux ainés et du dieu en plein duel.

« Ah, frère, toi qui me disait bien connaitre les dieux… J’ai parié ma plus belle chemise, en vérité, que Seras n’est pas plus grand  que l’arbre que Yassim a arraché lorsqu’il s’étire. Et il faut bien croire que… j’avais raison! » La crête de Seras sembla se hérisser pour encadrer sa tête. « Comment?! » tonna le dieu, et balayant d’un coup de queue les deux combattants opiniâtres il vint s’allonger près de l’arbre tombé et s’étira de tout son long pour prouver que si IL le voulait, il pouvait être aussi grand, sinon plus grand, que l’arbre en question. Faisant mine d’examiner de près, Jamshid s’empara d’une liane et ficela le serpent céleste au tronc d’un simple et fluide mouvement. La captivité de Seras fut de courte durée, et il brisa la liane comme de rien en se découvrant pris au piège. Rageusement, il siffla. Nul ne pouvait priver le serpent céleste de ce qu’il avait de plus précieux… sa liberté. Et pourtant… c’était ce qui était arrivé, l’espace d’un fugace instant! « Je t’ai volé ce à quoi tu tiens le plus, mais, farouche Seras, pas pour le garder : simplement car j’ai pu user de ton art pour m’en emparer ». Et le grand serpent, troublé et ravi en même temps, inclina la tête vers Jamshid. Il avait triomphé de l’épreuve.

Quirel descendit le second du ciel, amusé par le manège de son frère et des quatre mortels. Lui aussi voulait se prêter au jeu! Lorsque les quatre frères lui demandèrent de trouver une épreuve qui conviendrait, Quirel se décida pour une énigme de mise. Car après tout il fallait décider d’un chef de clan, et il fallait que ce chef de clan fusse bon et encourage la paix et la prospérité des siens, il formula ainsi sa question : « Un chef de famille a 20 domestiques. Il leur ordonne de distribuer 20 boisseaux de blé de la façon suivante : chaque homme doit recevoir 3 boisseaux, chaque femme 2 boisseaux et chaque enfant un demi. Qui peut dire combien il y a d'hommes, de femmes et d’enfants? » Shir-Del rétorqua sitôt « Si je devenais chef de famille, je distribuerais les boisseaux comme bon me semble, récompenserait les plus braves et méritants, et tant pis pour les autres. À quoi bon se donner des migraines à calculer, vraiment! » Yassim grommela « Les domestiques peuvent bien se débrouiller! 20 boisseaux, au déjeuner seulement je mange plus que ça : je les garderais pour moi. » Shahrasb lui entra en profonde discussion avec Quirel, et au gré de cet échange animé, l’homme au cœur bon évoquait milles solutions impliquant le divin et l’usage de l’éther pour multiplier les boisseaux, tant et si bien que dans ses errances théologiques Shahrasb passa littéralement à côté du problème. Jamshid, lui, ne perdit pas de temps en considérations philosophiques, et prenant un roseau pour tracer ses calculs dans la glaise, il donna rapidement ses conclusions sans fioritures :  « Comme 1 fois 3 font 3, un homme a reçu 3 boisseaux. Comme 5 fois 2 font 10, 5 femmes ont reçu 10 boisseaux. Puis comme 7 fois 2 font 14, alors 14 enfants ont reçu 7 boisseaux. Le nombre de personnes est 1 homme, 5 femmes et 14 enfants; le total est 20. Le nombre de boisseaux répartis est de 3, 10 et 7; le total est 20. C'est ainsi que les 20 boisseaux sont distribués aux 20 domestiques. » Applaudissant des ailes, extatique, Quirel donna raison à Jamshid, qui avait su prendre le problème de front et faire face aux réalités telles qu’elles étaient, sa bonté demeurant ancrée dans les réalités et les faits plutôt que les possibles spéculations. C’était ce genre d’homme qu’il fallait pour assurer la prospérité d’un groupe de mortels, et la paix parmi eux.

Dérangé par son bruyant oiseau de frère, Greald galopa vers le groupe, museau froncé, et demanda de quoi il retournait. Dès lors que les quatre mortels, Seras et Quirel lui parlèrent de la mise à l’épreuve, Greald fut galvanisé. Il adorait les mises à l’épreuve. Il somma les quatre frères de tenir l’épée de la justice pour qu’elle soit parfaitement balancée et bien droite. Mais, l’épée divine était immense et lourde, trop pesante certainement pour un simple mortel… Cela ne fit pas reculer ni Shir-Del, ni Yassim. Ce dernier en particulier se savait conçu pour ça : si un homme pouvait tenir l’épée de justice de Greald, c’était bien le colosse Yassim. Mais, soufflant et feulant, les genoux tremblant, il dut laisser tomber la lame avant de pouvoir la porter droite. Shir-Del se pencha pour la soulever, et le dos courbé, ahanant, il put à peine la soulever de terre. Pendant ce temps, Shahrasb proférait les incantations rituelles apprises par son père : la dissipation du mal pour se purger de l’impureté, puis, la consécration de l’arme afin de faire de l’immense épée une extension de lui… mais, en vain, quand il tenta de soulever l’épée, aussi bardé de bénédictions qu’il était, il en fut incapable. Tous se tournèrent alors vers Jamshid. Il s’arma d’une corde, et lia celle-ci à une branche basse, mais solide, puis au pommeau de la grande épée. Faisant usage de leviers, il sut relever l’épée et la laissa même suspendue là, droite comme la justice même. Greald la reprit, hochant du museau et révélant son approbation comme sa bénédiction pour l’ingénieux cadet.

Devant tout ce raffut, Zox vint enfin sortir de ses sinistres cavernes. Le chien des Enfers avait la patience courte et n’avait pas le cœur à rire. Il  faut dire, il n’avait jamais le cœur à rire, mais encore moins ce jour-là. Avec la morgue et la solennité qui caractérisait le dieu de l’outre-monde, ce dernier somma les frères de se battre à mort. Et si l’un des frères l’impressionnait dans sa méthode de mise à mort, peut-être daignerait-il choisir un favori. Les autres… ne seraient tout simplement plus. Problème réglé. Shir-Del et Yassim ne se firent pas prier : le premier était chasseur émérite, le second, un géant bâti pour la guerre. Devant le fin sourire qui pendait à la gueule de Zox, ils entreprirent de chercher à s’entretuer avec chaque once de fureur qu’ils avaient dans le corps. Shahrasb outragé se refusa au manège de Zox. Puis Jamshid s’avança simplement, prit son roseau et un bout de parchemin, puis traça quelques mots. Et il présenta le tout devant les yeux ébahis de Zox : sur papier, cela stipulait la mort de ses frères qui se roulaient dans la boue ou beuglaient à qui mieux mieux. Le chien de l’outre-monde haussa les sourcils, et se prit d’un sourire révélant ses canines : c’était bien pensé… et la naissance de la bureaucratie, ainsi que de ses tortueux méandres au sein desquels devraient naviguer le monde civilisé, ne déplaisait pas à la divinité. Certainement, le dieu se figura qu'en temps et lieu, il pourrait en tirer parti. C’est à Jamshid que Zox accorda la victoire, la lui annonçant à mi-voix pour laisser les autres s’écharper.

Seul le grand dragon Celus restait, et le sage patriarche céleste posa une question aux frères éprouvés. Dans sa sagesse, ainsi parla le dragon céleste : « Le monde est votre canevas. Par la volonté et l’éther, vous pouvez y  peindre ce que vous voulez. Que peindrez-vous? Répondez, et je jugerai. » Alors le roué Shir-Del proposa au grand dragon d’édifier des statues et monolithes à sa gloire, espérant le flatter. Un patriarche savait convaincre et séduire, les dieux comme les hommes. Le solide Yassim balaya l’idée, il fallait plutôt défricher pour édifier une grande arène : Celus restait un dieu puissant et le patron de la guerre, et Ibsnal pourrait devenir tête de pont de la conquête de l’oasis, du désert, et même du continent au-delà! Un patriarche devait savoir conquérir! Shahrasb proposa plutôt d’édifier une grande tente commune, qui permettrait d’unir les clans et d’améliorer l’ordinaire des Kershes en facilitant la communion, la cohésion, et le partage. Un patriarche devait savoir faire le bien auprès des siens. Puis enfin Jamshid, jusqu’alors silencieux, parla de son idée : « De la petite graine, l’arbre immense s’élève. Ainsi sera Ibsnal. Nous devrons apprendre à irriguer la terre sèche, et contrôler l’eau des crues. Mariant le feu et l’argile, nous dompteront les vents, le chaud, le froid. Nous saurons marier les plus grandes des merveilles que l’homme sait imaginer aux splendeurs que la nature nous offre. Entre raison et créativité, nous ferons cohabiter la civilisation et la nature en équilibre parfait. Car un patriarche est avant tout un architecte, du cœur des hommes qu’il commande comme du monde qui l’entoure. » Et la gueule du grand dragon divin se fendit d’un sourire. Il était en accord avec ses enfants, et il n’y eut plus de doute possible. Jamshid serait celui qui pourrait reprendre dignement le flambeau de son père, le Patriarche Tahmures, pour mener son clan et par extension, le peuple Kershe, vers une glorieuse destinée.

Son règne dura un demi-siècle. Dès la première saison de sa gouvernance, il fit poser les premières pierres de la grandiose cité d’Ibsnal. S’il n’était ni grand guerrier, ni prodigieux chasseur, ni savant sorcier, il était ingénieux artisan. Il mena le peuple Kershe à la découverte de la fabrication des briques d’argiles, à la découverte et au perfectionnement de l’art de la ferronnerie, à l’étude des propriétés des plantes pour leur valeur alchimique. Sous sa gouverne, émergèrent au sein du peuple Kershe les scribes, teinturiers, apothicaires, bricoleurs, ingénieurs, bâtisseurs, forgerons, menuisiers, couturiers et bijoutiers dont la somme des talents fit le succès des caravaniers, et l’envie du continent. À l’ombre des jardins suspendus qu’il avait élevé, dans le désert qu’il avait fait fleurir par les systèmes d’irrigation qu’il avait su creuser depuis l’oasis, Ibsnal prospérait.

Pour celui dont le proverbe devint : « Seule la paresse peut réellement transformer un homme libre en esclave », la société Kershe était la glaise qu’il sut modeler, offrant à chacun une place et un rôle à combler, et autant de richesse qu’en voudraient ceux qui savaient sacrifier un peu de leur sueur pour s’en saisir. Sous sa guidance, la lande de lait et de miel devint aussi celle de l’or et de l’argent, des rubis et de l’ambre, du camphre et du musc, de l’argan et de l’eau de rose, des dattiers et du parchemin de roseau.

De l'intégralité de la cité d’Ibsnal et de la totalité de l’opulence du peuple Kershe, peut-être n’est-il pas l’architecte qui a tout édifié. Mais, le Patriarche Jamshid est celui qui en posa la première pierre.
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Ninkasi - la Doyenne a écrit:
Fahrouk du clan Avesta, l’Inspiré
Près de Deux-Cent-Cinquante Ans avant l'Empire Korain (À l'Aube du Monde)

Le clan Avesta était splendide et glorieux par l’héritage de Tahmures, qui avait apporté aux Kershes la connaissance du feu et de la magie, et de Jamshid, qui avait posé les fondations de leur civilisation. De par son renom, le clan Avesta imposait un respect naturel à tous les Kershes. Pour un clan qui avait tant offert à Ibsnal, la déférence revenait de droit.

Le trépas de Jamshid fit verser bien des larmes : car son grand âge lui avait fait marquer bien des coeurs, et il avait tant donné à Ibsnal. Mais, concentré sur le bien commun non pas de son clan, mais du peuple Kershe entier, Jamshid était mort sans héritier. Il revenait à l’un de ses neveux de prendre sa succession comme patriarche, car depuis longtemps les trois frères de Jamshid l’avaient précédé dans le royaume de Zox. Alors tous s’imaginèrent que les neveux de Jamshid se rassembleraient pour demander aux dieux de les soumettre à des épreuves. Et pourtant, il n’en fut rien.

Parmi les nombreux neveux de Jamshid, l’un d’eux, le cœur rempli de confiance, se précipita pour récupérer la coiffe de son aïeul et de revendiquer le titre de Patriarche du clan Avesta. Dans son coeur, il n'existait pas une once de doute : car il était créatif et créateur, comme le grand dragon Celus. Flamboyant et splendide, il avait l’éclat qui manquait au reste de ses cousins, car sa vocation n’était pas celle d’un bâtisseur ou d’un modeste artisan, d’un humble chasseur ou d’un guerrier vaillant. Non, sa voie était celle de l’artiste, qui sait toucher du doigt le grandiose et emprunter à Celus l’inspiration.

Peut-être était-ce justement par la grâce de son rayonnement que tous les membres du clan se laissèrent séduire et convaincre? Et jusqu’aux dieux, qui avaient jugé Jamshid et ses frères si durement en les mettant à l’épreuve, semblaient se faire conciliants pour Fahrouk. Peut-être étaient-ils aussi tombés sous son charme? Car la beauté de Fahrouk était proverbiale, et il semblait avoir pour lui tous les talents : entre ses mains, la moindre poterie se transformait en chef-d’œuvre, chaque mur devenait hôte de splendides fresques et mosaïques, le corps des hommes et des femmes devenait canevas, peint de khol, de poudre de lapis et d’or, et de henné, chaque phrase se transformait en chant ou en poème, chaque roseau se transformant en flute pour faire naître d’enchanteresses musiques... Et semblait-il que dès qu’il paraissait en un lieu, il illuminait l’endroit de son aura et commuait même la plus morose des assemblées en enlevante festivité.  

De l’étendue infinie de ses talents, il instruisit les autres Kershes, apprenant tour à tour à qui le voulait la musique, la danse, le chant, la sculpture, la peinture, la poésie, l’art du conte, la calligraphie, le tatouage et le maquillage, entre autres choses. Dans son enseignement comme dans ses splendides bacchanales il rayonnait. Pour célébrer les hommes et les dieux, il avait fait de chaque jour de grandioses célébrations. Chaque prétexte était bon, et la vie sous sa guidance devenait une interminable fête.

La liesse et le bonheur étaient contagieux parmi les Kershes bienheureux. Sous Tahmures, ils avaient acquis la connaissance, la conscience, et maîtrisé la magie. Sous Jamshid, ils avaient compris ce qu’était la civilisation et avaient acquis la richesse. Maintenant sous Fahrouk, ils pouvaient enfin gouter le fruit de leur labeur et profiter pleinement des largesses du ciel et de la terre, le cœur léger et content. Durant quelques années sous sa houlette, les Kershes crurent que le mandat du ciel offert par les dieux se perpétuait en Fahrouk, et qu’il était fier héritier digne de son grand-père et de son oncle, patriarches du clan Avesta avant lui.

Mais rien ne dure, ni le malheur et ni le bonheur. Et dans l’excès de l’un ou de l’autre, on peut s’attendre au retour du balancier… Après quelques années d’incessants festivals, de fêtes constantes, de célébrations ininterrompues, le peuple Kershe était épuisé et exsangue, et les construits de Jamshid comme les connaissances de Tahmures semblaient progressivement s’éroder et se perdre. La béatitude menait à l’abêtissement et à la paresse. Les vastes fortunes que Jamshid avait engendrées semblaient se tarir, ses aqueducs encrassés ne portaient plus tant d’eau et en retour, les jardins suspendus ne donnaient plus tant de fruits.

Mais Fahrouk sembla se borner à ses us, esclave de ses pulsions et de ses envies. Tous n’étaient pas si butés et certains membres du clan Avesta, consternés, réalisèrent rapidement que si le Patriarche ne pouvait changer, alors il faudrait au clan changer de Patriarche, pour son propre salut. Mais, que faire? Les membres du clan convoquèrent une assemblée, et demandèrent humblement la présence de prêtres de Zox, Quirel, Seras, Greald et Celus. Le prêtre de Zox était catégorique : seule la mort du Patriarche Fahrouk pouvait initier l’ascension d’un autre. Le prêtre de Greald signifia son accord : c’était ainsi que se faisaient les choses, c’était la tradition… et, juste châtiment pour l’indolence et l’indiscipline dont faisait preuve le patriarche Fahrouk. Le prêtre de Seras n’était pas si tranché : qui commandait pouvait faire comme il voulait, qui étaient-ils tous pour priver le Patriarche de sa liberté et castrer ses élans et envies? Le prêtre de Quirel abonda dans le sens du dévôt de Seras, mais pour d’autre raison : c’eut été pure vilenie et malveillance que de mener leur guide au trépas, et bien hypocrite, car tous et toutes n’avaient-ils pas profité des fastes années sous la tutelle de Fahrouk, n’avaient-ils pas aussi appris tout de son art? Il revenait au neutre et sage prêtre de Celus de trancher sur cette épineuse question. Et à l’égal du serein grand dragon, le prêtre calma la cohue en élevant ses paumes, pour dire : « Chacun porte le poids de ses actes et de ses choix. Chacune de nos tendances et de nos instincts peut faire tour à tour notre honte ou notre fierté, notre ascension ou notre déchéance. Chaque lame a deux tranchants. Chaque objet et chaque arme, outil de construction ou de destruction. À qui ne commande ses élans, en devient l’esclave. Ce qui a fait Fahrouk peut aussi le défaire. Le temps seul dira, ce qui adviendra. »

Et dans le cryptique propos du prêtre, les murmures s’élevèrent, et avec eux les doutes. Le prêtre de Celus, chargé de trancher, commandait-il à l’assemblée de ne rien faire? D’observer placidement les choses, laissant s’il fallait tout laisser aller à vau-l’eau? L’incertitude était bien grande que l’équilibre se rétablirait naturellement…

Mordant leur langue, pourtant, les membres du clan obéirent et observèrent, comme l’aurait fait le grand dragon Celus. Ils n’eurent pas à attendre si longtemps. Au printemps, Fahrouk organisa une grande festivité qui était vouée à reléguer à la pénombre toutes les autres fêtes, tant elle se voulait glorieuse et éclatante. C’était la fête de No-Ruz, celle de la renaissance de du renouveau, saluant la floraison de l’oasis, la crue des rivières et la période féconde pour la nature entière. Durant cette festivité, paré de plumes de paon et de poudre d’or, revêtu des plus beaux atours et de l’éclat des plus ouvragés des bijoux, Fahrouk rayonnait. C’est au troisième jour de cette célébration enlevante, devant le peuple Kershe ivre de bière, de nourriture, et fiévreux des amours du printemps, que le Patriarche du clan Avesta fit sa déclaration en élevant les notes mélodiques d’une chanson :

« J’ai parcouru les landes, et ne vit ni homme ni femme, là.
Dont la grandeur et la splendeur égalaient les miennes ici-bas.
Les dieux eux-mêmes me savent en ce monde sans pareil.
Et feront de tout mon être une immortelle merveille… »

La foule dégrisa d’un coup, et sur la nuque de tous les membres du clan Avesta pesa soudain une grande gêne. Nul homme ne pouvait se prétendre égal des dieux, et encore moins leur donner des ordres… et voici que le Patriarche Avesta brisait en quelques vers ce tabou, le cœur léger…

Mais l’assemblée n’était pas au bout de ses peines, car le Patriarche n’avait pas fini son poème, porté par les vents de Seras et sa mielleuse voix.

« Patriarche, titre glorieux s’il en est, ne suffit pourtant pas.
La faveur des dieux me vaudrait l’éminent titre de Roi.
Voué à régner sur cette terre de lait et de miel.
Baignant de ma lueur les Kershes comme le fait le Soleil. »

Les murmures se gonflèrent d’outrage. Si les autres patriarches, des autres clans, vouaient un immense respect à Tahmures et Jamshid pour tout ce qu’ils avaient créé et apporté, celui qu’ils dédiaient à Fahrouk s’était aussitôt envolé. Parmi la foule, Seras ondulait, soufflant à l’oreille de l’un, puis de l’autre, ses idées séditieuses. De quelle autorité, de quel droit, Fahrouk, patriarche du clan Avesta, se proclâmait-il donc roi! Les plus ordonnés et les plus établis étaient apoplectiques, et menaçaient de l’émeute. Sur la montagne et dans les cavernes, les divins canidés Greald et Zox haletaient à l’unisson. Le premier bouleversé de tant d’insurrection, d’un tel affront à l’ordre du monde posant les mortels sous les dieux. Le second, impatient et attendant les morts et les violences que pourrait apporter la grande émeute à venir. Il était prêt à percevoir la dette de larmes et de sang que les fastes années bienheureuses avaient fait accumuler à Ibsnal.

Mais depuis la foule une voix vint s’élever, qui calma les ardeurs de la masse emportée. La voix était celle d’une femme mûre, Somara, dont Fahrouk avait hérité de la beauté. À l’homme aux prétentions divines, une mère venait rappeler les réalités.

« Oh fils, Patriarche du Clan Avesta… ou bien devrais-je dire Roi? Tu entends la rumeur, tu devines l’effroi. Es-tu touché du Divin, tous ne le savent pas? Es-tu immortel, seul l’avenir le dira. Car le peuple dont tu t’es fait Roi demande guidance et preuve : illumine-les comme tu as promis de le faire. »

Et de ces paroles, certains comprirent. Dans l’acuité qu’elle avait, la mère du Patriarche touchait le point sensible de l’immense orgueil de son fils, et de son infinie fierté. Et de mère, elle avait fait son devoir : car le devenir de leurs enfants fait honte ou fierté de leurs parents, et leurs fautes pèsent sur les épaules de leurs parents si elles ne sont pas corrigées et châtiées. Plusieurs se souvinrent des paroles du prêtre de Celus, et comprirent dès lors ce qui était à venir, aussi bien que si Quirel leur avait mis le futur sous les yeux.

Alors, bouffi d’orgueil, il demanda qu’on fit venir vasque d’or fondu, afin que l’on puisse verser le rutilant métal à même son corps. Il prouverait d’un même coup la protection des dieux, sa suprématie sur tout autre mortel, tandis qu’il transfigurerait son corps en œuvre d’art et gagnerait le solaire rayonnement qu’avait évoqué sa chanson.

Incertains, des serviteurs apportèrent une vasque de métal fondu et au commandement du patriarche, versèrent le métal en fusion d’un surplomb, pour en couvrir le Patriarche Avesta. Dès lors il devint muse et mise en garde, figé là, sous le poids de l'or et de ses prétentions. En héritage, il laissa au peuple Kershe ses connaissances de l'art et ses talents... mais aussi la leçon imposant de savoir d'en user bien et sagement.

À ce jour encore, à Ibsnal, une vieille statue d’or témoigne de cet étrange moment, effigie du premier et dernier des « Rois » Kershes… bel et bien immortel à présent, comme les leçons que son histoire dispense.
Ninkasi, Kershe
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Re: (Mythes et légendes kershes) - Le Livre des Patriarches
Ninkasi - la Doyenne a écrit:
Zahhak du Clan Bivarasp, le Parricide
Près de Deux-Cent-Cinquante Ans avant l'Empire Korain (À l'Aube du Monde)

En temps anciens, vivait un homme juste et droit, qui suivait résolument les commandements de Greald et de Quirel : Merdas. Sa femme lui avait donné un seul et unique fils, Zahhak. Mais, sang de son sang et chair de sa chair n’aurait pas pu être plus dissemblable que lui dans ses manières et ses convictions, car Zahhak était un dévôt de Zox et de Seras. Là où son père était bienveillant et organisé, le fils était égoïste et préférait l’improvisation. Comme Merdas n’avait qu’un seul et unique fils, et n’avait ni neveux ni frères, il était de son devoir de patriarche de transmettre ses convictions et de modeler son fils à sa volonté. Le père humble et bon pourtant peinait à imposer ses vues à son fils ambitieux et turbulent. Les choses allèrent houleusement, plusieurs années durant. Tout changea quand l’air s’emplit de l’amoureuse chanson de Quirel, suivie peu après par le terrible hurlement de Zox, qui avait fait trembler la terre. Dès ce moment, les deux dieux disparurent du monde des mortels. Merdas et son fils Zahhak comptèrent parmi les tristes témoins du crépuscule des dieux.

Comme pour compenser de l’absence de leurs frères, Greald et Seras semblaient se faire omniprésents. Tandis que Zahhak chevauchait dans le désert, le grand serpent divin Seras le rejoignit. Heureux et satisfait de voir sa divinité tutélaire à ses côtés, Zahhak l’invita à son campement, rompit avec lui le pain et partagea son eau. Faisant mine d’être reconnaissant, Seras se pencha près de Zahhak et admit, sur le ton de confidence : « Écoute mon conseil. Personne ne devrait être en charge sauf toi. Qui est le plus à même de mener le clan Bivarasp-aux-mille-chevaux, le meilleur clan de cavaliers, si ce n’est un homme plein d’idées neuves et de vie. Le clan pourrit, entre les mains d’un vieillard décrépit prisonnier de traditions éculées, et d’idées fausses axées sur l’ordre et le devoir! Brise les chaines qui t’asservissent à ton père et aux vieux codes, émancipe-toi comme un homme véritable! Si tu écoutes mon conseil, alors tu pourras dominer le monde, car nul n’est plus haut placé que l’homme libre. » Zahhak fut troublé : il s’agissait de son père et même sa vaste ambition ne suffisait pas à le persuader de répandre le sang de celui à qui il devait tout, y compris la vie. Mais Seras insista, mordant à l’orgueil du jeune homme et laissant s’insinuer son pernicieux venin : « Si tu te fais lâche, à tout jamais tu resteras un sujet de ton père, inapte à gouverner sur tes pairs et ton clan. Est-ce là ce que tu es? Un serviteur, un laquais… un esclave, d’une volonté qui ne s’apparente pas à la tienne? » Avec la courtoisie de mise, Zahhak se sépara du chemin de Seras, en lui promettant de réfléchir. De jour en jour et de nuit en nuit, ses réflexions semblaient le mener plus près des volontés de Seras, prêcheur d’anarchie, tandis que l’ambition et la frustration prenaient de plus en plus de place dans le cœur de Zahhak. Il semblait que toutes les leçons de Merdas, tous ses reproches, piquaient toujours plus profond et rendaient le venin de Seras encore plus virulent.

La jeunesse est souvent sans patience, et dans l’ampleur de sa frustration comme de son ambition, Zahhak décida de creuser une fosse sur le chemin qu’empruntait son père pour méditer au petit jour, et demander le conseil du grand loup Greald qui venait s’entretenir avec lui tous les matins, l’avisant des fermes approches qu’il fallait prendre afin de modeler son fils à la hauteur de ses espérances.

Alors sur le chemin le menant au point de rendez-vous avec le loup divin, subitement, Merdas et son éléphant furent avalés par la terre. La massive bête s’écrasa à moitié sur son cavalier, et il ne restait plus à Merdas que d’attendre sa fin. Le ponctuel Greald, frustré de ne pas voir son interlocuteur arriver, descendit sur le chemin pour voir de quoi il retournait, et il poussa un profond hurlement. Car Greald avait du respect pour son fidèle, qui se soumettait si bien à sa volonté et ne dérogeait jamais à ses conseils, il se trouva bien fâché de perdre un membre si obéissant de sa meute. Il resta près de l’agonisant Merdas jusqu’à ce que l’âme du blessé glisse doucement entre les grains de sable, vers l’abime de l’outre-monde dans lequel Zox s’était emmuré.

Quand Zahhak s’aventura sur le même chemin sur le coup de midi, pour voir enfin le résultat de son forfait, entre joie et appréhension, il tomba nez à nez avec le grand loup aux crocs sortis.

Zahhak était désormais le patriarche de son clan… mais à quel prix?

Le dieu était prêt à se lancer sur Zahhak pour le mettre en pièce, mais soudain Seras émergea du sable et mordit Greald à la patte. Feulant de surprise, sonné par l’action du puissant venin du serpent, Greald replia en hurlant que justice serait faite, tôt ou tard. Était-ce  l’action paraissant courageuse et protectrice de Seras qui le fit battre en retraite? Certains le pensent, car le grand loup n’est pas du genre à replier, mais ne sait aller contre sa profonde nature.

Toujours est-il que Seras siffla à l’oreille que Zahhak lui devait désormais tout, la vie comprise. Sans lui pour le sauver de ce mauvais pas, Zahhak aurait été aussi mort que son père… sinon plus. Peu importe ce que ça voulait dire! Alors Seras s’approcha pour enlacer Zahhak et posa ses lèvres sur chacune de ses épaules, desquelles émergèrent de grands serpents noirs. Zahhak, par la magie de Seras, était devenu mi-homme mi-animal. Ces excroissances ne répondaient à aucune volonté si ce n’était que la leur, mordant et empoisonnant, et dévorant, ce qui pouvait bien les tenter. S’étant fait fidèle du chaos au nom de sa propre liberté et de sa propre ambition, voici qu’il en devenait esclave à présent, assujetti à ses caprices : voilà qui ne manquait pas d’ironie…

Les femmes du clan Bivarasp aperçurent avec horreur le retour de Zahhak, et apprirent avec une horreur plus grande encore ce qu’était devenu le patriarche Merdas. La plupart fuirent et trouvèrent refuge parmi d’autres clans dans la journée. L’égoïsme et le dédain des traditions avait dissolu le mortier qui retenait ensemble le clan : quel respect pouvait revenir à un patriarche qui avait lui-même occis son propre patriarche par avidité. Suivant son exemple, les femmes de son clan pensèrent à elles et à sauver leur vie. Le clan Bivarasp peut-être avait-il mille chevaux, mais assurément, il n’était plus alors que le clan d’un seul homme, déserté par tous les autres.

Dans sa monstruosité, le patriarche Zahhak était sciemment évité par ses pairs à Ibsnal. Sa frustration et son amertume en furent croissantes, mais cela ne changea rien. L’atrocité qu’il avait commise pouvait se lire sur son corps, et chacune de ses épaules portait la marque de la trahison de son propre sang, et de son immense déshonneur. Alors Zahhak s’en retourna auprès de Seras pour demander conseil, et Seras répondit sans hésitation : il fallait désormais lutter contre la tyrannie du grand loup divin, Greald, et Zahhak pourrait combattre parmi ceux qui croyaient à la liberté. Patriarches des autres clans s’étaient réunis et déjà, à dos d’éléphant ils s’avançaient. Informés par Greald du terrible crime de Zahhak, ils entendaient lui offrir réciprocité et les pattes de leurs larges bêtes étaient bien prêtes pour exécuter la sentence qui revenait au fils désobéissant.

À l’aube des guerres divines qui opposeraient Seras à son frère, Zahhak le parricide prit le large pour le continent, porté par le serpent divin qui l’avait conseillé. Derrière lui, il laissait terribles leçons des conséquences qui incombent à qui manque de piété filiale ou verse le sang des siens. Au-delà de l’horizon, Zahhak s’en fut car à Ibsnal et parmi les Kershes, il ne restait plus rien qui fusse sien si ce n’était cendres de ce qui aurait pu être, et justice à recevoir.

Brisant la tradition, guidé par sa terrible et dévorante ambition, Zahhak avait-il alimenté la flamme de la querelle des dieux, la commuant en ce qu’on connait aujourd’hui comme leur Guerre divine opposant ordre et chaos?
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Ninkasi - la Doyenne a écrit:
Barmayeh du clan Kaviani, le Justicier
Près de Deux-Cent-Quarante Ans avant l'Empire Korain (À l'Aube du Monde)

Merdas n’avait qu’un seul fils, mais son épouse lui avait donné plusieurs filles. Bienveillant et aimant, Merdas avait consenti à leur éducation, et leur avait permis de fleurir dans leur domaine de prédilection. Si certains patriarches refusaient, et refusent encore, que leurs filles et leurs sœurs s’adonnent à quelconque apprentissage si ce n’est celui des arts domestiques, Merdas, guidé par Quirel et Greald, estimait que la femme doit aussi porter la moitié du ciel, comme le font respectivement la lune et le soleil. Une femme capable, en pleine possession de ses capacités et aux dons cultivés est un plus grand atout pour son clan qu’une servante soumise : une simple poignée d’or suffit pour se procurer une servante ou une esclave, et même un singe dressé peut répondre à la sommation beuglée de servir du thé. Une épouse qui saurait véritablement compléter son époux, une fille qui saurait véritablement épauler son père et ses frères, a une valeur autrement plus grande. Merdas plaignait ces patriarches qui condamnaient la moitié de leur Maison à l’ignorance et l’impotence, car la moitié de leurs gens se trouvaient handicapés et avec eux, leur clan entier aussi se trouvait handicapé.

Alors que devinrent les sœurs de Zahhak, sitôt qu’il passa les arches de leur foyer, deux grands serpents émergés de ses épaules, et le sang de leur père sur les mains? Plusieurs se réfugièrent au sein de clans amis, adoptées comme filles ou prises comme épouses pour se laver de la honte et de la souillure que leur frère avait fait peser sur elles. L’amitié et le respect que suscitait Merdas leur ouvrit grandes certaines portes. Mais leurs talents, leurs dons offerts par la grâce des dieux, leurs esprits affutés et leurs compétences savamment entretenues leur en ouvrit plus encore!

Ce fut le cas pour Feradunya, l’ainée des enfants de Merdas. Après avoir assuré que toutes ses sœurs étaient en sûreté, protégées de l’emprise de leur imprévisible et sanglant frère, elle scella son union avec Barmayeh du clan Kaviani. Le clan Kaviani savait bien que les grands talents de cavalière de Feradunya, acquis de Merdas, et sa facilité avec les chevaux, serait un grand atout. Elle promit à son époux, le patriarche Barmayeh, d’apprendre tout ce qu’elle savait aux membres de son nouveau clan, et d’enseigner l’étendue de tout son art à ses enfants. En retour, le patriarche Barmayeh, habile archer, promit à son épouse de tout apprendre de l’archerie, à elle comme à leurs futurs enfants.

Feradunya avait hérité de son père ce qu’il n’avait su passer à Zahhak : sa moralité, un sens prépondérant du devoir, un besoin de maintenir l’ordre des choses. Durant sept ans, Feradunya s’entraina scrupuleusement, et donna sept enfants à Barmayeh : elle devint à la fois respectable mère, mais aussi la plus redoutable archère montée de ce temps-là. Dans l’homme et dans la femme, dans le soleil et la lune, se trouvent en même temps pulsion de vie et pulsion de mort, se trouvent capacité à la création et à la destruction. Sous l’œil de Celus, homme et femme doivent trouver l’équilibre de leurs élans intérieurs, et doivent ensemble assurer leur propre complémentarité, tant pour s’unir que pour faire parfois contrepoids aux élans de leur moitié.

Mais si Feradunya semblait accomplie en tout, un vide demeurait en elle. Ainsi, elle demanda à son époux une grande faveur. La justice. Son frère, corrompu par Seras, s’en était allé sans recevoir juste paiement pour ses terribles forfaits. À l’exemple du grand loup Greald, Feradunya ne savait trouver repos et paix tant qu’une injustice si probante courait dans le monde. Les époux du clan Kaviani demandèrent conseil au grand loup : le continent était bien loin, inaccessible. Comment rattraper le mécréant qui s’en était allé, au dos du divin serpent, pour faire comme il lui plaisait par delà l'horizon?

Alors le grand loup conseilla aux époux d’œuvrer ensemble, et de marier leur art comme ils l’avaient toujours fait. Ils pourraient retourner la mer rebelle et les vents imprévisibles de Seras contre lui, car l’ordre triomphe toujours du chaos, avait aboyé le loup céleste. Barmayeh et Feradunya écoutèrent. Barmayeh décida de chercher à plier le bois des arbres de l’oasis, coupé en planches, en utilisant la même méthode dont il se servait pour les arcs. À cela, il joignit des nattes de jonc, les cordes de chanvre et les voiles de laine que savaient tisser ses sœurs. Feradunya, elle, utilisa son expertise pour dompter cette nouvelle création comme on domptait les chevaux, testant l’embarcation caracolante sur les vagues. Lorsque les deux époux furent satisfaits, ils présentèrent leur création aux autres patriarches : Ibsnal avait son premier navire. Feradunya offrit à ses nombreuses sœurs cadettes une copie des plans de ce navire, qu’elles partagèrent aux clans qu’elles avaient respectivement rejoint. Puis, Barmayeh et Feradunya confièrent leurs sept enfants à la mère de Barmayeh, doyenne du clan Kaviani, afin qu’ils soient élevés dans leur exemple. Car ils s’apprêtaient à entreprendre un grand périple dont ils ne reviendraient plausiblement pas. Leur place était sur le continent, parmi les vaillantes armées de Greald.

Ils chargèrent sur ce navire une grande provision de flèches, de leurs meilleurs arcs et de leurs plus fougueux chevaux. Avec eux, d’autres jeunes gens, hommes et femmes, s’embarquèrent. Sur les troubles vagues, ils s’en iraient sur le terrible continent, pour répondre à l’appel de Greald. Dans leur sacrifice, ils se firent ainsi gardiens de l’ordre établi et de la tradition, lancés dans cette traque par la faute de Zahhak. La légende dit que leurs troupes, menées sous le commandement de Greald, servirent dignement le général céleste et pistèrent la trace des suppôts de Seras. La légende dit que leurs troupes surent cribler le terrible Zahhak de flèches et le priver du souffle de sa vie. La légende dit aussi qu’au coude à coude, fidèles à leur devoir envers le peuple Kershe et l’un envers l’autre, les époux ne reculèrent pas tandis que s’effondrait le mont Gruydia : leur devoir était accompli, ensemble ils pourraient se présenter devant Zox et leurs ancêtres la tête haute, et apaiser l’âme de Merdas quand ils la croiseraient dans l’outre monde.

Grâce à leur sacrifice, la souillure du dernier membre du clan Bivarasp était enfin lavée. Dans la poussière du mont Gruydia réduit à néant par la puissante frappe de leur divinité tutélaire, leur légende persiste et leur exemple vit toujours. Tandis que le Patriarche Barmayeh et son épouse rejoignaient l'outre-monde, les dieux Seras et Greald aussi s'effacèrent du monde des mortels. Ne resta plus que pour Sept jours, le grand, triste et sage dragon Celus, observant la séquelle de la guerre, divisant ses fils, les mortels, le monde. Puis au terme des sept jours, il laissa l'océan l'avaler sans rompre le silence dans lequel il s'était emmuré. Si Merdas et Zahhak virent les premiers moments des guerres divines, Barmayeh et Feradunya en virent la conclusion.

Pourquoi est-ce là la légende du Patriarche Barmayeh, et non pas de Feradunya du clan Kaviani? Car le rôle d’une épouse est de pousser plus loin son partenaire, et de savoir l’élever devant les dieux et les hommes vers des sommets dont il ne se serait jamais cru capable. Ce fut là le rôle de Feradunya, qui fit de Barmayeh le patriarche à la morale inflexible, trouvant moyen de réaliser l’impossible pour que justice soit faite et que l’honneur du peuple Kershe soit enfin lavé.
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Ninkasi - la Doyenne a écrit:
Ayyub du clan Ha'san, le Guide
Près de Deux-Cent-Quarante Ans avant l'Empire Korain (À l'Aube du Monde)

Du temps de Fahrouk, du Clan Avesta, était un patriarche dont le sang s’épaississait d’angoisse, devant l’apparent déclin de la civilisation Kershe au profit de l’indolence. Du temps de Zahhak, du Clan Bivarasp, était un patriarche dont le cœur s’alourdissait de voir les fils se retourner contre les pères, et la fière tradition du peuple Kershe s’effriter tandis que les vices qu’étaient la vénalité, l’arrivisme, la rébellion, teintaient les âmes de sauvagerie.

Ce Patriarche était Ayyub Ha’san, prêtre de Quirel à Ibsnal. Ainsi, devant le terrible mariage de la décadence et de la violence, qui attisaient le brasier des ambitions politiques des uns et les pulsions primaires des autres, il demanda conseil à son dieu. Mais, las, devant le drame de son amour déçu, l’oiseau céleste avait fait taire son chant. Tandis que les dieux Zox et Quirel semblaient se désintéresser des affaires des mortels, certains mortels osèrent se désintéresser d’eux. Ayyub se posa en rempart contre cette transgression. Devant la déferlante du doute, le verbe était son bouclier, et il sut ainsi prêcher : « Tant qu’il sera en ce monde once de paix et de sérénité, tant qu’il sera dans le cœur des hommes et des femmes de la vertu et de la bonté, tant que l’amour liera les familles et les destinées, tant que le soleil et la lune traceront leur course dans le ciel, Quirel sera présent à nos côtés. Qui marche fidèlement dans les pas de son dieu ne tarde jamais à le retrouver. »

Mais, prêches de vertu et de bonté ne semblèrent pas suffire au patriarche Ayyub. « L’eau dans laquelle on verse le sang, à jamais sera rouge. L’eau corrompue par la souillure ne saura plus franchir les lèvres sans corrompre à son tour » avait-il coutume de dire. Car, pour lui, le mal était fait, et était voué à se propager à Ibsnal et parmi le peuple jusqu’alors béni des dieux.

Des années passèrent, durant lesquelles il éleva ses deux fils et ses deux filles dans les valeurs que Quirel avait su prêcher avant de s’envoler. Et durant ces années de tourmente, dans le silence de sa divinité tutélaire, il cherchait des signes, gravés à même la terre ou tracés bien haut dans le ciel. Du temple de Quirel, il devint l’un des astrologues accomplis, dont on disait qu’il savait soit lire le destin avec une rare précision, ou amadouer le destin de ses mots pour le plier à sa volonté. Ainsi, il se gagna le surnom de « Guide », et une place éminente parmi les patriarches de son temps. De ses mises en garde et de sa lecture de la course des astres, combien de drames, de crises, de morts, et de chagrins, a-t-il su endiguer ou empêcher? Car ceux au destin le plus sombre et funeste ont souvent responsabilité de leur propre tragédie, succombant aux desseins de Zox au détour de leur chemin…

Quand l’une des nombreuses filles de Merdas vint cogner à la porte de la Maison Ha’san, le patriarche Ayyub la lui ouvrit toute grande. Quand elle fit le récit terrible du crime de son frère, pleurant larmes amères devant la perte de son père, de son nom, de son frère et de l’honneur de sa famille, Ayyub lui donna place en sa famille sans sourciller. Lorsque son fils ainé et la fille de Merdas semblèrent s’éprendre l’un de l’autre, il fut le premier à proposer d’unir cet amour florissant devant Quirel même. « La bonté appelle la bonté, la générosité appelle la générosité : on récolte toujours ce que l’on sait semer. » disait le patriarche Ayyub, à la fois devin et sage. Et la suite des choses sut confirmer son adage : car sœur de Feradunya et belle-sœur de Barmayeh, reçut d’eux un cadeau qui changerait le cours de l’histoire d’Ayyub, du clan Ha’san, et des Kershes : les plans du premier des navires.

À la vue de ces plans, le poids d’années d’appréhension et de craintes se leva d’un seul coup. Car au patriarche Ayyub vint une soudaine et subite illumination, et s'ouvrit pour lui toute grande une fenêtre sur la destinée de son clan, qui serait grandiose s'il suivait la voie que Quirel traçait pour lui. Et le guide n’attendit pas pour rameuter dans l’heure toute sa maison. Il retroussa ses manches et mit à l’ouvrage son épouse, ses deux filles, ses deux fils, sa belle-fille. Il y avait un navire à construire…! Mais, de ce travail laborieux la famille peinait à avoir raison. Le patriarche eut nouvelle parole de sagesse : « Qui suit la voie du bien et de la vertu a toujours des alliés, et des épreuves les plus grandes, il sait toujours triompher. » L’histoire lui donna encore raison. Du temple de Quirel, les dévots affluèrent, pour aider le patriarche dans sa laborieuse construction. Plusieurs le firent sans poser de question, ou demander compensation : en retour de bontés précédentes du prêtre, ou promesse de la grâce de la divinité bienveillante qui accordait à Ayyub l’inspiration divine. Ainsi, le bateau fut construit en moins de sept jours. Le navire fut sitôt mis à la mer : Quirel saurait guider leur voyage, vers une terre qui serait pure et encore intouchée par le mal et la corruption.

Le patriarche Ayyub fit embarquer sa famille sur la nef… mais, également, dans sa générosité et sa mansuétude, il offrit une place parmi les siens à tous ceux et celles qui s’étaient dévoués pour l’aider à édifier ce navire si rapidement. « Celui dont le cœur est bon est un frère, celui dont l’âme est pure est comme sang de mon sang. Des épreuves de Zox, et des tentations se poseront sur notre chemin. Pour tenir la barre et garder le cap vers ces horizons bénis de Quirel, il faut à mes côtés gens à la foi pour le Bon Dieu qui serait inaltérable. » Et ceux habités par la parole de Quirel et d’une ferveur absolue pour l’oiseau céleste rejoignirent le patriarche et sa famille sur le pont.

Ainsi parla le patriarche : « La souillure de votre passé restera à jamais sur la terre qui l’a engendrée. Le fardeau de vos noms, le poids de vos chagrins et de vos doutes, resteront tous à quai. Car vous voici du clan Ha’san à présent. Purs de corps, d’âme et d’esprit, vous vous laisserez porter par les vents engendrés par les battements d’aile de Quirel, et laisserez guider par les messages qu’il aura tracé dans les astres. Quand la lune et le soleil se rencontreront, à la vue de l’Éclipse, nous nous saurons arrivés à destination. » Et sur ces paroles, le navire prit la mer. Chargé de membres du clan Ha’san, dont la majorité venait d’adopter le nom, adoptés par le patriarche qui reconnaissait les bienveillants et les purs comme étant les siens. De ces simples paroles, le Guide avait transfiguré un clan respecté mais de taille modeste, en clan incontournable aux membres aussi nombreux que les étoiles d’une vaste constellation. Et comme un seul homme, les membres de ce clan s’aventuraient par-delà l’horizon et vers l’inconnu, guidés seuls par les astres.

À Ibsnal, plusieurs écarquillèrent les yeux, car les élans du patriarche Ayyub paraissaient comme une immense folie. Certains même se gaussèrent de lui et de ceux qui l’avaient suivi, partis sur la spéculation seule d’un destin plus grand et plus prospère, sur la prophétie professée par un homme et non un dieu lui-même, sur la seule guidance des astres aux messages mystérieux. Certains pleurèrent, et certains rirent, en imaginant le patriarche et les siens voguer vers leur perte. Quel guide faisait-il et quel fidèle de Quirel était-il, pour amener tant de ses pairs bons de cœur mais pauvres de raison droit vers l’antre de Zox?

Et ils n’eurent pas tort, car depuis les méandres de l’outre-monde qui étaient son domaine, Zox fulminait. Et s’il avait pris ferme décision de priver le monde des mortels de sa vue et de sa présence, ses serviteurs, instruments de destruction, étaient toujours présents et faisaient selon ses volontés.

Zox mit sept épreuves sur le chemin des fidèles du clan Ha'san.

Au premier jour, les serviteurs de Zox déchainèrent une grande tempête qui secoua le frêle esquif, et menaça de le faire se renverser sous des vagues plus hautes que lui. Mais, c’était sans compter la force morale du patriarche. Car comme Quirel, il était avatar de paix, et il sut même apaiser le cœur de l’océan troublé et agité. Sous son influence, vint l’accalmie.

Au second jour, les serviteurs de Zox lancèrent sur les cieux la couverture d’un opaque brouillard. Les fidèles se troublèrent : comment alors trouver leur chemin, maintenant qu’ils étaient privés des astres? Le patriarche encouragea à la prière, et soudain les vents s’élevèrent pour chasser le brouillard. Pour ses fidèles, Quirel avait battu des ailes et chassé la pénombre. Les astres pourraient encore les guider plus loin en leur épopée. Ainsi ils surent lever les yeux, pour trouver leurs repères à nouveau parmi les cieux, leurs regards se raccrochant au soleil et à la lune qu’ils espéraient enfin voir se croiser.

Au troisième jour, les démons suppots de Zox usèrent de leur pouvoir corrupteur pour altérer les provisions, et faire se gâter les denrées que les fidèles avaient apporté. Le patriarche eut tôt fait de trouver réponse à cette épreuve, et du néant il fit apparaitre de quoi faire un banquet, et faire rempart contre les créatures malveillantes et la corruption, car la magie de Quirel coulait en ses veines. L’abondance et la prospérité étaient simplement leur héritage, et la récompense de leur fidélité.

Au quatrième jour, les serviteurs de Zox soufflèrent les miasmes maudits qui, de leur gueule, devaient répandre sur le navire la maladie. Mais la force des contre-poisons et des sortilèges du patriarche Ayyub, qui était un grand sorcier, surent repousser les maux dont Zox souhaitait affecter les fidèles de Quirel. Car l’oiseau céleste et ses prêtres, par son entremise, savaient offrir la bénédiction de la santé.

Au cinquième, les serviteurs de Zox semèrent parmi les passagers le conflit. Dans l’épreuve, cette graine plantée savait plus facilement germer, et ils cherchèrent par leurs vents mauvais à détourner le dogme d’Ayyub contre lui et ses fidèles. Soufflant à l’oreille des uns et des autres que leurs frères ou leurs sœurs étaient indigne de poser pied sur la terre bénie, pour n’être pas assez purs. Mais même dans l’épreuve, les fidèles de Quirel étaient tempérance, patience et bonté. Ainsi la graine de la discorde semée par les démons de Zox ne germa pas dans leurs esprits. Sous la guidance du patriarche Ayyub, la bienveillance sut triompher.

Au sixième jour, les démons de Zox soufflèrent sur le navire les vents mauvais du doute : le destin était-il vraiment tracé? Le patriarche les menait-il au salut, ou à leur perte cependant? Étaient-ils partis pour accomplir divin dessein ou lubie…? Comme les avaient questionnés leurs proches à Ibsnal, il y avait un temps… Mais le patriarche Ayyub leur offrit le réconfort qui leur manquait : car, n’avait-il pas de tout temps usé de ses dons divinatoires pour leur bien? N’était-ce là pas preuve suffisante de leur grandiose destin? Et ainsi le patriarche sut taire les doutes, en rappelant l’importance de la foi et des signes.

Puis au septième jour vint l’heure la plus sombre, et les serviteurs de Zox vinrent réveiller une créature terrible au fond de la mer. C’était là une créature gigantesque et primordiale, l’une des plus grosses écailles de Celus tombées dans la mer, qui donna vie à un prédateur de l’abysse : le léviathan. Et de l’abysse, la créature tentaculaire émergea, laissant paraitre son corps pâle à la lumière de la lune. Éveillé et coléreux, le léviathan semblait prêt à succomber à sa faim et à sa rage, pour sceller le sort funeste des occupants de l’embarcation. Mais la voix du patriarche tonna, et son incantation laissa le monstre immense figé. Puis, le patriarche Ayyub, ne succomba pas à la terreur qui faisait frémir plusieurs fidèles, et approcha l’immense créature abyssale pour formuler des bénédictions et des formules de dissipation du mal, jusqu’à ce que l’emprise des démons de Zox ne s’efface tout à fait. Libérée de l’emprise de la malveillance et de la pulsion de mort, le bateau put naviguer dans le sillon laissé par le léviathan. Ainsi que le patriarche savait si bien le dire, la bonté appelle la bonté, et l’amour est meilleur instrument que la haine pour arriver à ses fins.

Tandis que l’immense créature fendait les vagues devant eux, vint une révélation. Au-devant d’eux, une ile sablonneuse, point d’or sur l’azur de l’océan comme l’est le soleil dans le ciel. Au cœur de cette ile, l’immaculé d’une colline de marbre que l’air salin semblait avoir poli, et à son pied, l’ouverture d’un lac rond : un oasis, d’une pâleur argentée. Lunaire. L’éclipse attendue n’était pas dans le ciel, mais sur cette terre. Les fidèles emplirent leurs yeux de la vision qu’avait eu le Guide avant même de prendre la mer. Le clan Ha’san était enfin chez lui.

Et ils posèrent pied sur les rivages d’or, sur cette terre qui était cadeau d’un dieu bon et généreux. Dès lors, de par leur foi ravivée, ils surent que même si Quirel ne marchait plus parmi eux, par la bouche de ceux qui comptaient parmi les plus fidèles, il pouvait encore parler, et par la main de ceux qui étaient les plus fidèles, il pouvait encore agir. Le patriarche nomma cette ile dont ils étaient les premiers occupants Noor : en hommage à la lumière divine qui avait guidé son clan jusque-là.  

Dans l’entraide qui lui était désormais caractéristique, le clan Ha’san dédia ses forces et ses ressources pour élever son campement sur l’ile de Noor. Tous ces efforts furent justement récompensés. Dans les flancs de la montagne, les fidèles trouvèrent les plus splendides et iridescentes opales. Le clan Ha’san trouva aussi dans la pierre de généreuses veines d’or et d’argent. Dans les eaux voisines des berges, ils pêchèrent les plus grosses et splendides perles, blanches et nacrées. Le poisson était abondant, et les eaux pures de l’oasis eurent tôt fait d’alimenter les cultures des jardins suspendus de Noor.

Dans les années qui suivirent, le clan Ha’san crut et fructifia. Lorsque les premiers caravaniers de Noor arrivèrent à Ibsnal sur des navires chargés d’encens, d’opales, d’or, d’argent et de perles, toute moquerie et tout chagrin pour le clan Ha’san fut remplacé par de l’incrédulité et de l’admiration, pour ce clan qui récoltait les fruits de sa dévotion. Certains, dont le gout de ces richesses avait laissé l’écume aux lèvres, voulurent poser pied sur les berges d’or de Noor pour se les approprier, quitte à le faire au prix du sang du clan Ha’san. Mais ceux-là, servants de Zox jaloux ou gourmands, ne purent jamais poser pied sur Noor, et ne revinrent jamais à Ibsnal. Car on dit que le grand léviathan que le patriarche Ayyub a sauvé veille encore les rives de Noor, terre sainte de Quirel, emportant les impurs et les mécréants par le fond, précipitant leur rencontre avec Zox. Et quiconque accoste sur les rives de Noor, même à ce jour, ne se voit accorder droit de débarquer et de poser pied sur les berges qu’après avoir été mis à l’épreuve par sept fois et purifié par les prêtres de Quirel de Noor, qui ne confèrent le privilège de ce séjour en terre sacrée qu’aux pèlerins au cœur bon, parmi les plus purs et les plus méritants.

Car eux aussi marchent sur les traces du patriarche Ayyub du clan Ha'san, premier qui se trouva à prouver que bonté, honneur et vertu étaient toujours richement récompensées.
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Re: (Mythes et légendes kershes) - Le Livre des Patriarches
Ninkasi - la Doyenne a écrit:
Akhen du clan Ha’san, le Caravanier
Près de Deux-Cent-Trente Ans avant l'Empire Korain (La découverte d'Hydia)

Dix ans après l’établissement du patriarche Ayyub et de son clan sur l’ile de Noor, vint le temps pour ses fils de devenir leurs propres hommes. Son ainé avait déjà atteint un âge mûr, et voyait poindre en sa barbe les premiers fils blancs qui semaient sa chevelure et sa barbe, comme les étoiles dans la nuit. Depuis dix ans déjà, il suivait scrupuleusement son père qui entendait le murmure distant de Quirel et savait retransmettre sa parole aux gens de bonté qui  savaient l’écouter. Si Ayyub était avatar de la piété que doivent avoir les hommes pour les dieux, Akhen était avatar de la piété filiale que doit avoir un fils pour son père. Élevé dans la foi de Quirel, Akhen traduisait sa foi dans l’abnégation, et ne lésinait sur aucun effort afin que la parole de son père devienne loi, et afin que les rêves de son père deviennent réalité. Dans leur connivence et leur parfaite compréhension, et pour avoir traversé ensemble tant d’épreuves et érigé tant de merveilles, on savait le père et le fils inséparables.

Mais pourtant le jour vint ou le patriarche Ayyub fit mander ses deux fils. Il leur dit, les larmes aux yeux et la voix étranglée de chagrin : « J’ai lu dans les astres votre destin, celui écrit pour vous deux par l’oiseau céleste. Et ce destin se tracera loin de Noor, loin l’un de l’autre, et loin de moi, vers d’autres horizons. Car Quirel veut de vous ce qu’il a voulu de moi : que, portés par la mer et les vents favorables, vous traversiez vos propres épreuves, au bout desquelles se trouvera le cœur de vos destinées. Restez, tout au long de vos périples, fidèles aux commandements de l’oiseau céleste. Au terme de votre voyage, nous nous retrouverons. »

Dès le lendemain, les deux fils s’embarquèrent sur leurs navires respectifs. L’ainé, Akhen, fit monter à ses côtés son épouse Salma et leur fils ainé, Zal, qui n’avait que dix ans. Ils laissèrent au patriarche Ayyub, ainsi qu’au reste du clan Ha’san, le soin de leurs autres enfants, qu’ils estimaient trop loin encore de l’âge d’homme et de femme pour franchir grand péril. Alors qu’il levait l’ancre, Akhen cachait sa morgue et son chagrin sous le masque de la solennité. Le cadet, Zahid, embarquait sur le pont de son navire le cœur léger : pour lui il avait la fougue de la jeunesse et une vie devant lui, ce monde à explorer et à découvrir, les épreuves des dieux et de la terre, lui semblaient promesse de divertissement et d’aventure.

Les vents soufflant d’ouest en est gonflèrent les voiles de Zahid, le portant vers le levant et un horizon plein de promesses. Les vents soufflant du sud au nord gonflèrent les voiles du navire d’Akhen et sa famille, les emportant loin de la chaleur de la terre sacrée qui était jusque-là leur foyer.

La mer agitée et les éléments capricieux mirent à l’épreuve l’intégrité du navire de la famille d’Akhen, et leur résolution. Mais malgré la tentation, Akhen décida de ne pas rebrousser chemin, gardant le cap vers ce nord vers lequel le destin semblait vouloir le diriger. Ainsi ils voguèrent longtemps, minant leurs provisions, pêchant pour combler le manque, purifiant l’eau de mer sur un réchaud pour avoir encore de quoi boire. Akhen et les siens, patients, sondaient les cieux et les vagues en quête d’un signe, une preuve que cette destinée serait accomplie. En vain. Et soudain, un jour, le navire sembla faire cap sur des récifs pointus, comme si la mer elle-même avait une gueule dont émergeait une rangée de crocs. Entre ceux-ci, une modeste ouverture permit au navire étroit d’Akhen de se faufiler… Dans la gorge de quelle bête, se demandait Akhen, s’étaient-ils donc aventuré?

Et au-delà des crocs de la mer, à plusieurs jours de voyage, Akhen eut réponse à sa question. Une terre était en vue, dont même les rives étaient vertes comme le cœur de l’oasis d’Ibsnal et de Noor dans les lueurs de l’aurore. C’était, assurément, une terre d’abondance et de richesse… et pourtant, malgré l’étalage verdoyant sous ses yeux, Akhen était saisi d’un terrible pressentiment.

Ils accostèrent quand le jour était encore jeune, prirent soin de cacher leur navire dans une grotte percée à même de hautes falaises. Ils se munirent de tout ce que la cale garnissait, en chargeant leur dos : des perles, des opales et de l’encens de Noor, des dattes et des mangues séchées, qui serviraient à transiger avec les clans de cette curieuse ile verte, s’il y en avait. Car la vaste plaine verdoyante semblait piquée de constructions, et sur l’ile des fumées blanches s’élevaient vers les cieux, Akhen se félicita d’avoir emporté pareille cargaison.

Traversant la plaine, ils aperçurent ce qui avait l’air d’une citadelle de pierre. Et cette curieuse protubérance grise contre la verdure de l’ile semblait pareille à un furoncle, tant elle était curieuse et saillante. Akhen entamma une prière à Quirel, pour lui et les siens, implorant l’oiseau céleste que les habitants de cette étrange citadelle furent bons. Puis, Akhen et sa famille en franchirent la porte, et s’aventurèrent au marché. Ils s’attirèrent sitôt des regards curieux et inquisiteurs, des pâles habitants de la citadelle. Échangeant quelques mots avec certains marchands, et dans l’ambiante incompréhension, Akhen usa de signe et du langage universel du commerce pour tisser le lien de la communication. Les opulentes opales de Noor firent scintiller les yeux du marchand avec qui Akhen voulait troquer, le rendant tout de suite plus amène et obligeant. De signes, et de mots s’apparentant de loin, les deux marchands purent en partie se comprendre.

En pesant chaque mot, et parlant comme on parle à un enfant, Akhen eut ces mots pour le marchand étranger : « Si tu m’apprends, et apprends à ma famille les us de ton pays, tu auras la reconnaissance du clan Ha’san, et pour récompense nous t’apprendrons à créer des joyaux à partir du banal sable. » Après force de signes et de tergiversations, le marchand finit par accepter et devint hôte pour Akhen et sa famille, le temps d’une année. Durant cette année-là, Akhen et les siens apprirent autant qu’ils purent de Cécilia et de ses arts. Fier, le marchand Korain parla de son peuple, bombant le torse il présenta son royaume comme le siège de la civilisation, ses remparts de sa cité la protégeant contre les barbares des montagnes et des mers. Il était bien certain que nulle part ailleurs, les artisans ne faisaient de si belles et bonnes choses! Parfois, le silence est un bon allié, alors Akhen se tut et se contenta d’écouter, afin de ne pas contredire l’hôte dont il partageait le toit et dont sa famille mangeait le pain. Pourtant, il guida son hôte devant sa forge et versa du sable dans un creuset, puis fit fondre ce sable jusqu’à ce que ses cristaux ne soient plus que liquide rougeoyant. À l’hôte bienveillant mais suffisant, Akhen avait appris le secret du verre. Émerveillé, l’hôte Korain d’Akhen apprit de Salma à verser le liquide ardent dans des moules, et l’infuser de diverses poudres et pigments pour en faire de la joaillerie. Il fit de ce verre des perles colorées, qui firent la joie et l’émerveillement au marché. Salma et Akhen lui montrèrent aussi à utiliser un long bâton de fer percé pour souffler des bulles de verre et en faire des bouteilles. Ces mêmes bouteilles qui seraient préférées aux amphores, et prisées de tous les parfumeurs et apothicaires. Les enseignements d’Akhen et son épouse avaient fait du marchand un homme riche et renommé, capable de transformer le sable ordinaire en pièces d’or sonnantes et trébuchantes. Reconnaissant et chargé de respect, le marchand prit la peine d’enseigner les subtilités de la langue koraine et des coutumes koraines à Akhen et sa famille. La leçon du clan Ha’san avait porté fruit : générosité et bonté appelaient un retour de générosité et de bonté. À la veille du départ d’Akhen, l’hôte korain organisa un grand banquet pour Akhen, son épouse et son fils. Ils burent ensemble une liqueur de raisin fermenté, le fameux vin korain. L’hôte d’Akhen, sous l’effet d’une abondance de cette liqueur, avoua une chose qui pesait lourd sur sa conscience. Au jour de leur rencontre, le marchand korain avait consenti à se faire hôte car il avait l’intention de duper la famille et vendre ses membres faits captifs comme esclaves pour un profit. Mais ce jour-là, la générosité et les talents de la famille lui avaient fait changer d’avis, et voilà qu’il avait accumulé mille fois plus de richesses qu’il n’en aurait gagné s’il avait monnayé Akhen, son fils et son épouse au marché. Le riche marchand Korain, ivre de chagrin comme de boisson, posa les genoux à terre devant Akhen, cet étranger devenu ami, afin d’implorer son pardon. Akhen avait appris de son père, qui répandait la parole de Quirel, ainsi il répondit au Korain en sa langue : « Que le trouble fasse place à la paix dans ton cœur. Si Zox a posé sur ton chemin la tentation, tu n’y as pas succombé. Comment pourrais-je ne pas te pardonner? » Et il aida le marchand korain à se redresser, pour lui offrir une franche accolade.

À l’aube le lendemain, Akhen et sa famille prenaient la route : le marchand Korain leur avait fait cadeau d’un grand chariot couvert et d’une paire de chevaux, qu’ils avaient chargé de différentes denrées exotiques, propres à Cécilia : des amphores de vin et de curieux pigments, des graines de vigne et de pommiers. Ce grand chariot pourrait les aider à transporter de la marchandise, les garder à l’abri des éléments et même leur servir de logis! L’opulent marchand mit Akhen en garde, d’une chose qui se voulait conseil d’ami : « Prudence, car là où s’arrête la route s’arrête la civilisation. Cécilia en est le centre, toutes les routes y mènent. Mais, prend garde aux barbares de la montagne et de la mer, car Zox commande à leur âme. » Akhen remercia chaleureusement son camarade marchand, mais garda tout commentaire dans la prison de ses dents. Il lui promit néanmoins de revenir, et l’opulent marchand jura devant Quirel qu’il se ferait joie d’être hôte pour Akhen et son clan. Un premier partenariat avait été scellé par Akhen, guidé par Quirel sur le chemin de la prospérité. Les vertus de Quirel selon lesquelles Akhen vivait avaient été pour sceller cet accord un précieux outil.

La caravane d’Akhen suivit la tortueuse route koraine jusqu’à arriver au bout. Puis, fidèle au commandement de son père et au destin qui lui était tracé, Akhen sortit des sentiers battus. La caravane avançait lentement, puisque sans chemin le terrain était difficile. La caravane suivit les sentiers sinueux comme un serpent, jusqu’à une commune en bord de mer. Là, contre le récit et donnant sur la mer, Akhen et sa famille virent des hommes et femmes étranges, dont tous les bâtiments étaient de bois. Leur commune semblait faite d’une agrégation de navires accostés, rassemblés par des cordages et des quais. Autour des quais, l’eau de mer était constellée de détritus et nauséabonde. La caravane d’Akhen et sa famille venait de faire escale près de Libertus, port d’attache de tous les amoureux de la liberté. Et il sembla soudain que marée de gens libres avaient afflué près de la caravane d’Akhen. Dans une langue chantante, puis en langue koraine cassée, ils se présentèrent, matois et avenants, mais avec dans le fond de l’œil l’éclat de l’avidité propre au grand serpent. Ils étaient les Kroises, navigateurs fameux et hors pairs, dont la patrie était la mer. En Korain, Akhen se présenta, ainsi que le reste de son clan. Aux Kroises intéressés, il se prit de proposer un marché : contre les richesses que transportait sa caravane, soit, les plus splendides perles que nul n’avait vu ici, des bijoux de verre, d’opulentes teintures de pourpre que Salma avait pu tirer des pigments, de vin Korain et de bouteilles translucides, et plus encore de merveilles. Certains Kroises se laissèrent séduire, troquant leur or et certaines choses contre ces denrées. Mais, un vieux marin à la barbe couleur de mer coléreuse prit la parole, après avoir poussé un juron que seuls les siens comprirent, avant de parler dans un korain rauque et âpre. « Tout ka, nous pouvons le prendre kand nous en vient l’envie. Sur la terre et sur la mer, les largesses et les richesses reviennent de droit à ki sait s’en saisir. Merki de t’être donné le mal d’être venu jusk’ici comme un poisson ki sauterait par lui-même de la mer dans la poele à frire. » Et il ponctua son propos d’un rire gras, avant de saisir une poignée de magnifiques perles pour en charger ses poches, puis empoigner une bouteille de l’autre. Visiblement, ses paroles n’étaient pas que des mots dans le vent, et le vieux Kroise entendait bien se servir en imaginant avoir croisé le chemin de plus dupe que lui.

En Korain, Akhen répondit au vieux serpent de mer : « Seras te montre la voie, alors sers toi, mais dépit et chagrin vient souvent à celui qui agit sans comprendre, et pour celui qui est avide et glouton sans avoir l’esprit affuté, le malheur de Zox guette : il y a toujours tôt ou tard un prix à payer. » Le vieux pirate haussa les épaules, déboucha la bouteille de liquide exotique pour s’en envoyer une rasade… avant de hurler comme un porc qu’on égorge, cherchant à éteindre sa barbe en feu. Car c’était d’un feu grégeois dont le Kroise venait de s’arroser le gosier. Dans sa panique et son désespoir, le vieux pirate se lança à la mer pour éteindre le feu qui le grugeait par en-dedans, mais… il ne refit pas surface. L’hébétement des autres Kroises laissèrent vite place à l’amusement, le sort de leur congénère et sa déconvenue les amusèrent, tant et si bien que plusieurs d’entre eux firent grâce de leur respect à Akhen et proposèrent d’échanger avec lui. Ainsi, près des quais de la commune portuaire, la caravane resta plantée plus d’un an durant, les pirates Kroises venant échanger le fruit de leur rapine contre des biens honnêtement gagnés. Nul n’osa plus chercher à piller ou arnaquer Akhen ou les siens, après en avoir vu les conséquences : car la bonté et la générosité peut aussi servir de bouclier. Ceux qui cherchaient à en abuser en payaient tôt ou tard le prix.

Les Kroises qui étaient malins savaient qu’il y avait plus à gagner à ne pas léser le marchand venu de loin et son clan, car de cette immunité et de cette semblance d’amitié, qu’elle fusse véritable ou fausse, ils pouvaient apprendre et s’assurer plus de richesse sur la durée. Des élus de Seras, Akhen apprit davantage sur la navigation, la construction navale, le tracé de plans maritimes et il sut même s’imprégner de contes enlevants opposant les explorateurs Kroises aux créatures terribles que la mer semblait vomir. Après un séjour d’une année, si une amitié n’avait vu le jour, au moins semblait exister un réel respect mutuel. Akhen conclut accord avec plusieurs Kroises, donnant droit de cité à son clan, dont les membres viendraient chargés de biens à transiger. Les Kroises vivant de leur rapine, ravis de trouver possible avenue pour écouler leurs biens acquis au gré du sort et à la foire d’empoigne, et de pouvoir les échanger contre d’autres nécessités que le destin n’avait pas mis sur leur chemin, donnèrent leur assentiment de bon gré. Akhen leur offrit grand sourire, mais il tut aussi ses pensées les plus profondes pour éviter l’offense de ses hôtes : si pétri de bonté qu’était Akhen, il savait garder saine méfiance pour l’hypocrisie et les possibles mensonges, comme on se méfie naturellement du serpent. Il dit pourtant, dans la langue Kroise dont il avait appris quelques bribes en son séjour : « Camarades, amis. Nous voguons sur un même navire : nous gagnons à œuvrer ensemble que ses voiles nous portent vers un avenir rieur, et à ne pas creuser un trou dans la coque qui nous emporterait tous ensemble par le fond. » Puis il reprit le sinueux sentier, les chevaux tirant sa caravane, le cœur empli d’espoir que son appel à la bonté et la vertu serait entendu parmi les Kroises, avec qui il venait de sceller un accord. Les vertus de Quirel l’avaient protégé une fois, et il pria en silence qu’elles servent encore de bouclier à ceux qui lui succéderaient.

Le chemin de plus en plus escarpé mena sa caravane vers une passe montagneuse, que les chevaux naviguaient prudemment. Soudain, le col de la montagne sembla s’emplir de gris rauques, et de hululements. Akhen et les siens se trouvèrent pris en embuscade par ce que le marchand korain avait décrit comme les barbares des montagnes. À la pointe des lances, ils menèrent la caravane et ses occupants aux portes de leur curieux campement : Ygsha. La terreur s’abbatit sur Zal et Salma, et si elle serra le cœur d’Akhen, il se garda de la laisser lire sur son visage. Il fallut une saison entière, afin que le caravanier puisse être vaguement compris des colosses des montagnes. Du temps de leur captivité, ils appelaient Akhen et les siens « Thrall », et si dans les premiers mois, ils traitèrent Akhen et sa famille avec une méfiance infinie, peu à peu leurs mœurs semblèrent s’adoucir, car Akhen agissait comme on l’avait instruit et sa famille suivait son exemple. Il était avatar de bonté et de vertu, tant et si bien qu’il put faire fondre le cœur de glace des colosses qui l’avait fait prisonnier. Il apprit à certains d’entre eux, mystifiés, à mélanger certaines plantes pour les infuser de magie, car Akhen était instruit sur l’art de l’alchimie. Il leur apprit à tisser la laine, pour former des toiles plus grandes et douces que le cuir des fourrures. Sur la terrible montagne des colosses blonds, Akhen apprit que la neige ne fondait que lentement, alors que le soleil annonçait le printemps. Il décida de se faire égal du soleil, patient, tandis qu’il faisait fondre les réserves et la méfiance de ses capteurs. Au fil du temps, Akhen et les siens apprirent le phrasé rauque et la langue étrange de leurs capteurs qui avaient si souvent l’air de beugler et hennir comme des bêtes. Peu à peu, ils lui conférèrent de plus en plus de libertés, et lui accordèrent une croissante confiance. Tant et si bien que, créant des remèdes et des contre-poisons pour la communauté, et des mixtures qui leur conféraient autant de bénédictions que Quirel savait en formuler. Il fallut quelques années pour amadouer les Kalois mais… Le temps donna raison à Akhen : les vertus de Quirel étaient une arme, qui, comme l’eau fendant la pierre de la montagne, pouvaient avoir raison des résistances les plus âpres à l’usure. La générosité appelant la générosité, et devant la valeur d’Akhen et des siens, on cessa de les appeler Thrall et plutôt on les appela Fremen, des membres à part entière de l’étrange communauté des Kalois.

Alors Akhen continua de dispenser ses savoirs et les leçons qu’avait dispensé son père, Ayyub, aux Kalois qui vivaient près de la nature et savaient peu des dieux si ce n’est qu’ils craignaient leur courroux. Akhen narra la génèse à ses nouveaux frères Kalois, et tous se rengorgèrent en se découvrant favoris de l’oiseau Quirel. Plusieurs firent serment, main au cœur, de servir fidèlement l’oiseau céleste. Et dans cet instant, Ayyub se sentit en paix. Il sut alors que son destin était accompli, entre affaires temporelles et intemporelles. Il s’était fait marchand troquant les biens des hommes, les richesses du monde, mais aussi le savoir et la parole de Quirel. Et là, perché au sommet du monde, ainsi que le grand oiseau qui guidait son père, si près du ciel et des astres, il se sentait complet.

Mais du haut de son promontoire, dans cet instant de plénitude et à l’orée du plus terrible des grandes guerres qui opposeraient ses hôtes Kalois aux Korains de Cécilia, Akhen voyait l’orage venir. Éternel voyageur porté par les vents comme le grand oiseau céleste, il fit ses adieux à ses hôtes Kalois : il lui fallait partir pour mieux revenir. Et si son épouse était plus que prête à reprendre la route, il n’en était pas de même pour Zal, qui du haut de ses quatorze ans avait la tête qui tournait pour une fille de son âge, au corps de nymphe et à la chevelure de blés. Après des adieux déchirants, il laissa son fils parmi les autres Fremen, et mena sa caravane sur les chemins tortueux qui le ramèneraient à son navire mis en sûreté.

C’est chargé des richesses du continent d’Hydia qu’Akhen revient en terre sainte, et posa pied sur l’île de Noor. Là-bas, au fil de ses voyages, il avait laissé son fils et une part de lui-même et tissé des liens étranges car le fil d’un destin s’emmêle parfois drôlement aux autres. Son triomphe était chargé de modestie, et son retour qui se voulait bienheureux fut bientôt ombragé. Car dans l’année du retour d’Akhen, le souffle de la vie du vénérable patriarche Ayyub lui échappa pour une dernière fois. Certains osèrent emprunter le chemin qu’Akhen avait tracé, et prirent le chemin du curieux continent verdoyant, pour troquer les merveilles du peuple Kershe contre les richesses venues du nord et honorer les accords du clan Ha’san au gré du passage de leurs propres caravanes, croissant à chaque séjour la renommée du peuple Kershe et de ses caravaniers. Désormais patriarche du clan Ha’san et protecteur de Noor, il ne restait plus qu’à Akhen de veiller sur les siens avec la bonté et la bienveillance de son propre père, attendant le retour de son fils prodigue.
Ninkasi, Kershe
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Re: (Mythes et légendes kershes) - Le Livre des Patriarches
Ninkasi - la Doyenne a écrit:
Zahid du clan Qu’rah, l’Aventurier
Près de Deux-Cent-Trente Ans avant l'Empire Korain (La découverte du Levant)

Tandis que son frère Akhen était porté par les vents qui le mèneraient jusqu’au continent d’Hydia, peuplé des Kalois, Korains et des Kroises, Zahid, lui, le cœur plein d’optimisme et l’âme en liesse, était porté vers l’est, bercé par le ressac.

Sa nef contourna d’abord les rives d’Ibsnal, et pour la première fois il put voir avec l’œil d’un homme et non pas d’un enfant les richesses et les beautés de la capitale Kershe. Après avoir fait généreuse provision de vivres, et empli sa cale de richesses que ne pouvait fournir Noor, Zahid reprit son aventure. Car s’il fleurissait dans la découverte et s’émerveillait de la nouveauté, il se sentait dépérir sitôt que le nouveau lui semblait devenir commun et qu’il s’en était lassé.

Il accosta ensuite sur un petit point de verdure, une ile minuscule tout juste au large de la grande cité d’Ibsnal, que les brumes et les marées, selon leurs caprices, révèlent ou cachent parfois, point de repère capricieux sur la ligne d’horizon. L’ile n’était qu’une plaine herbeuse, avec de petits étangs, et elle avait été visité de quelques explorateurs, déjà, qui n’en avaient pas fait grand cas, car ils n’y trouvèrent rien.

Mais, Zahid n’était pas comme les autres. Il accosta sa nef au large de l’ile innommée, et armé de son seul oud il s’aventura vers l’inconnu des herbes hautes. Tandis que d’autres s’étaient contentés d’une brève visite désintéressée, Zahid s’installa dans l’herbe, et se mit à chanter :

« Dans la lueur douce du levant
L’aventurier regarde l’infini
Et l’espace même d’un instant
Il semble qu’il en ferait partie.

Honorant l’inconnu dont il était épris
Il sut éveiller dans la terre cœur battant
Révéler les secrets profondément enfouis
Par la simple beauté de son chant. »

Et il est dit que, comme s’il commandait à la terre même, se révéla à lui un œuf de dragon vert entre les roseaux. Doucement, il prit l’œuf avec lui et l’emporta sur son navire, premier à découvrir ce lieu ou les dragons forestiers volent pour se reproduire et nicher. Et il reprit la mer, troquant à l’ile un nom contre un présent. Toutes voiles dehors, il laissa derrière lui l’ile qu’il a baptisé, et qu’on connait encore comme l’Ile d’Akhdar, la verte.

Les vents, toujours, le poussèrent plus loin vers l’horizon. Puis soudain, les vents cessèrent de souffler. Le laissant au milieu d’une mer plate comme une flaque d’huile. Éternel optimiste, Zahid opta pour la patience. Mais la mesure de sa patience était égale à celle de ses provisions : dans sa fougue, le téméraire barde aurait préféré la rage de la tempête ou le rugissement de monstres marins. Mais non, il n’avait pour l’heure d’ennemi que l’absence de vent et l’ennui, et il devait confronter l’un comme l’autre dans l’immobilisme. Mais, la stagnation semblait l’affecter de corps comme de raison, et le ronger de l’intérieur.

Après un mois sans vent aucun, Zahid en était à crier vers le ciel, à implorer Quirel de reparaitre en sa mansuétude pour agiter le vent de ses ailes, à siffler des provocations à Seras en l’air, dans l’espoir que le grand serpent déchainerait sur lui ses éléments. Mais, ses suppliques comme ses provocations furent vaines : l’air et l’eau restèrent stagnants.

Alors, Zahid reprit son oud et entama une mélodie endiablée, ponctuant les envolées musicales de paroles.

« Pauvre Aventurier, à la merci d’éléments capricieux.
Et surtout si proche de succomber à la morosité.
Pleurant chaudes larmes devant la terre et les dieux.
Ne mérite-t-il pas la grâce d’être sauvé?

Dieux bienveillants, libres, terribles et tout-puissants
Bénissez ou honnissez, mais de grâce agissez
Car vous semblez absents, ou même impotents
Est-ce là bien ce message que vous voulez passer? »

Et la provocation du barde vint éveiller peut-être chez les dieux une réaction, car le vent sembla soudain s’élever puis tempêter. Le téméraire aventurier avait éveillé l’ire et la colère divine. Mais la tempête sembla le galvaniser plus que le terrifier, et tandis qu’il recevait en pleine face des vagues manquait de le noyer, le souffle haché et les muscles tendus pour éviter à son navire de chavirer, il chantait toujours :

« Merci de vos grâces, nobles divins.
J’ai foi et espoir que vous excuserez mes paroles.
Les vents en colère servent pourtant mes fins.
D’intentions pures, l’honneur est lavé, l’offense s’envole »

Et lui qui de parole savait provoquer, il savait aussi bien calmer, et la mer même sembla se plier à la volonté du ménestrel à la voix enchanteresse. Mais une fois la mer calmée, porté encore par des vents le poussant vers l’est, il entendit un chant qui fit écho au sien, tandis qu’il n’y avait ni voile ni terre qui se détachait sur l’infini de la mer. La voix qui s’élevait était envoûtante, et le barde en liesse donna le change à l’artiste des eaux. Puis, c’est là qu’il la vit : c’était une femme qui nageait nue dans les eaux, sa peau semblant d’or, ses yeux brillants comme l’ambre des plus beaux joyaux. Zahid, séduit, se précipita pour mieux voir la belle, qui lui demanda de lui tendre la main pour l’aider à monter à bord. Davantage guidé par ses passions que par sa bonté, le corps gorgé d’un amour à la fureur adolescente qui aurait pu faire rougir Quirel, il tendit sa main. Mais sitôt, plutôt que de tirer la gracile nymphe sur son pont, il se sentit happé vers l’eau par une poigne d’acier. Il chercha à se retenir à la rambarde, appelant à son secours des gens qui n’étaient pas là, plaidant pour sa vie au prédateur indifférent. À peine domptait-il sa panique pour chercher à entonner un chant pacificateur, qu’il se trouvait à moitié plongé dans l’eau, tête première et genou désespérément accroché à la rambarde de sa nef. À moitié noyé, il sentit venir la fin, sans pour autant cesser de vertement se débattre. Il ouvrit les yeux et depuis le prisme des eaux, la femme plantureuse semblait s’être commué en terrible monstre tout en crocs, qui le tractait par de puissantes nageoires. Mais soudain l’emprise du terrible prédateur mi femme mi requin sembla se relâcher, et l’eau se teinta de rouge. Zahid refit surface, confus, pour voir un petit dragonneau vert à la gueule peinte de carmin qui se trouvait sur le pont. Encore une fois, la bonne fortune semblait sourire à pleines dents à l’aventurier. Ainsi, Zahid fut celui qui, le premier, rencontra une sirène et survécut pour le raconter.

Remis de ses émois, il veilla à partager ses provisions avec le dragon nouvellement éclos. La créature était pour Zahid une constante source d’émerveillement : il n’était pas un instant d’ennui avec un bébé dragon comme passager. D’autres auraient été désemparés de partager un navire avec une créature prédatrice qui tâtonnait à la découverte de ses dons et de sa maitrise de l’éther, effarés de voir le bois de leur navire subitement prendre feu, la foudre s’abattre à quelques mètres, ou bien leur pont s’emplir d’une quantité outrancière de volaille cuite matérialisée on ne savait comment. Mais pour Zahid, pour qui l’ennui était le pire des ennemis, ce compagnon était un véritable cadeau du ciel.

Ainsi, Zahid ne souffrit plus de la solitude et de la morosité, et soudain vit la terre poindre à l’horizon quand il n’y prêtait plus attention!

Une ile immense barrait la mer, de laquelle s’élevaient une montagne qui semblait toucher le ciel, des forêts de jade et des falaises escarpées. C’est le cœur plein d’émerveillement que Zahid et son compagnon dragonneau posèrent pied à terre. Ensemble, ils s’extasièrent devant chaque étrange floraison, devant la découpe du paysage, devant chaque bête exotique, devant la terre qui semblait toucher le ciel tandis que s’élevaient les fumerolles de l’immense volcan. Il fit résonner sa voix mélodieuse par les vallées et les plaines.

Et soudain, sans savoir ni comment ni pourquoi, il se trouva entouré, par une dizaine de cavaliers. Ils arboraient tous une armure d’écailles, et leurs yeux étaient tous noirs comme les cavernes menant à l’outre-monde de Zox. Mais le téméraire aventurier, sans autre arme que son oud, prit sur lui de les raisonner. Car de ses mains gracieuses, il n'avait jamais tenu une arme, mais il savait que les mots pouvaient lui servir de défense.

« Braves cavaliers d’un clan inconnu.
Je viens en ami et non en adversaire.
Sous la frappe de vos lames, ma vie sera perdue.
Mais aussi votre chance de devenir prospère. »

Et les cavaliers répliquèrent d’un ton sec et cassant dans une langue dont Zahid n’entendait rien, brandissant des lames fines et étranges qui ne ressemblaient en rien à des cimeterres. Le téméraire barde sentit, encore une fois, venir sa fin. Puis soudain des herbes hautes, la tête du dragonneau émergea et les cavaliers les moins disciplinés laissèrent tomber leurs épées de stupeur. Les autres remirent leur lame au fourreau, et c’est sur un autre ton qu’ils proférèrent ce que Zahid devina, ou espéra, être des excuses. Ils confièrent un cheval à Zahid, qui monta en selle avec son dragonneau posé en travers des genoux. Une paire s’en fut, échangeant vivement, et sans que Zahid eut pu questionner, ils revinrent avec la base d’une charrette sur laquelle ils purent faire glisser le navire accosté. Zahid les observa, fasciné de par l’ingéniosité de ce clan curieux, qui désormais trainait son navire sur la terre, derrière eux.

Les cavaliers s’entretinrent avec l’aventurier, qui de leur discours ne comprit absolument rien. Sans doute lui posèrent-ils mille questions dont il n’entendit pas un traître mot : mais malgré la barrière de la langue Zahid était bienheureux. Plongé dans l’étrangeté et l’inconnu, il était dans son élément.

Ils traversèrent la plaine, et une grande vallée, et enfin aboutirent à une passe entre deux pans de montagne escarpée. Puis, soudain, profila une étrange cité : les murs des bâtisses étaient d’un blanc de lune, et les toits couverts de tuiles d’un noir de nuit. Ils traversèrent d’étranges arches de bois peintes en rouge, et aboutirent dans des rues bordées d’arbres aux branches chargées non pas de feuilles mais de fleurs. Dans ces rues, des gens à la chevelure couleur de nuit et à la pâleur de lune observaient Zahid avec insistance.

Zahid fut conduit dans ce qu’il comprit, plus tard, être un temple dédié à Celus, et à la renaissance. Le petit dragon comme son porteur furent nourris des mets les plus fins, couverts de cadeaux et d’offrandes, et les curieux cavaliers ainsi que les dévots du temple se prosternèrent devant le dragonneau avec déférence. Ce n’est que bien plus tard, après avoir exploré en long et en large les contrées qu’il venait de fouler et après avoir appris tout ce qui pouvait se savoir de cette curieuse terre, que Zahid comprendrait ce qui était arrivé. Car Celus est patron de la réincarnation, plusieurs hommes et femmes de ce clan croyaient fermement que le grand dragon céleste renaîtrait depuis la mer, et qu’un mortel aiderait la mer à en enfanter comme le grand dragon avait enfanté de toute vie en ce bas-monde. Ainsi était fait le cycle, et cycle qu’il était, il devait se répéter. Pour le clan qui l’avait croisé ce jour-là, Zahid était tant objet de prophétie que son instrument.

Il fallut longtemps à Zahid et aux gens de ce clan curieux, à la peau blanche et aux yeux de ténèbres, pour se comprendre. Mais Zahid parlait langues universelles de la chanson et de la mélodie, et il entonnait des épiques Kershes dont ses hôtes ne comprenaient peut-être pas les paroles, mais dont ils saisissaient toute l’émotion. L’oud contre son cœur, Zahid apprit à ce clan ce que Fahrouk du clan Avesta avait appris au peuple Kershe entier : le pouvoir de l’art et de la création. À leur tour, les membres du clan étrange qui avait accueilli Zahid composèrent des odes et des opéras, et façonnèrent du bois de cerisier leurs propres instruments.

Peu à peu Zahid apprivoisa et séduisit l’étrange clan, qui se nommait Qu’rah. Par sa musique, son charme, mais aussi sa bonté, car il était tant sous l’influence de Quirel que de Seras. Zahid troqua les perles, l’encens et les opales de Noor, les tapis, les dattes et les amandes d’Ibsnal, et les briques d’or Kershes, contre autant sinon plus de richesses : le clan Qu’rah lui offrit bijoux ouvragés, sculptures de l’obsidienne du volcan, graines de cerisiers, jade, objets de laque, épices, grain blanc, et des coudées du fil d’un ver qu’ils savaient transformer dans le tissu le plus fin et soyeux qui soit. Amoureux des mots, et voulant jouer sur ceux-là, c’est ainsi que Zahid nomma cet étrange tissu : soie.

Pendant que le jeune dragon coulait des jours bienheureux comme protégé du temple de Celus, et que Zahid goutait les mêmes privilèges que le dragonneau qui l’avait adopté, il poursuivait ses aventures et ses errances, et apprenait du clan Qu’rah tout ce qu’il pouvait. Mais Zahid avait l’esprit volage plutôt qu’assidu et ce fut une jeune femme au corps ondoyant, presque pareil à celui de la sirène qui l’avait emporté par le fond, qui retint plutôt les attentions du jeune homme en lieu et place de l’envie d’éducation. Alors il vint chanter pour elle, faisant tout pour la charmer, et couvrant la belle de cadeaux et de richesses qu’il avait ramenées. Mais la belle, courtoise, ne fit qu’accepter la compagnie de Zahid sans sembler se laisser séduire, protégeant jalousement son honneur et sa vertu. Alors pour une première fois en sa vie, tandis que l’infatuation se commuait doucement en amour naissant, et que les pulsions de Seras se transformaient en sentiment, Zahid se prit de se taire et d’écouter, plutôt que de parler. Ainsi, il apprit la coutume et la langue de cet étrange pays, et sut s’adapter à ses curieuses traditions, tant et si bien qu’au fil des ans le curieux étranger à la peau d’amadou était considéré par le clan Qu’rah comme un fils de leur pays. Parmi les hommes de ce curieux continent verdoyant, il apprit à suivre ce code qui liait les hommes du clan Qu’rah, le bu-shi-do. Pour le barde au cœur généreux mais au caractère impulsif, le stoïcisme placide et l’honneur guerrier étaient à cent lieues de sa personnalité. Mais ainsi il put combler les carences de sa propre nature, et devenir un homme entier, complet. Serein, pour avoir trouvé l’équilibre.

En apaisant en lui les élans de Seras, il pouvait vivre une nouvelle aventure et gouter des richesses jusque-là insoupçonnées. Tandis que l’impulsif barde se muait en homme mûr, le cœur de la belle du clan Qu’rah vint à battre pour lui. C’est dans la tradition de son pays d’adoption que Zahid lui dévoila son amour, qu’il demanda à son père les droits de lier sa vie à celle de sa fille, et que fut célébrée leur union. Les années avaient coulé sans qu’il les voit passer. Ce n’est qu’une fois homme fait et établi, en paix avec lui-même et le monde, pour être satisfait, que Zahid leva de nouveau les yeux vers le lointain horizon et le soleil couchant. Le dragonneau avait grandi, et était devenu colossal dragon des forêts. Et lui aussi élevait le museau vers l’horizon, car la terre de sa naissance l’appelait. Entre le dragon et le barde, un instant de connivence passa, et sans mots ils se comprirent. Ensemble, ils retourneraient vers leur terre d’origine. Au printemps, tandis que fleurissaient les arbres du curieux continent, Zahid entreprit d’attacher lourde corde liant la proue d’un navire au col du grand dragon. Puis le dragon vert prit son envol, entrainant à sa suite le bateau occupé par Zahid, son épouse, et ses sept enfants. Sur la rive, les membres du clan Qu’rah venus saluer leur départ ne versèrent pas de larme : car le cycle était ainsi fait, et ils savaient que la réincarnation de Celus et l’homme qui l’avait conduit chez eux reviendraient. Le cycle était ainsi fait.

Grâce aux ailes battantes du grand dragon des forêts, le navire de Zahid et de sa famille purent avancer contre le vent et les courants. C’est devant l’ébahissement général qu’ils accostèrent au port d’Ibsnal, laissant le grand dragon des forêts prendre son envol pour l’ile d’Akhdar, afin d’aller lui-même pondre ses œufs.

Si les richesses ramenées des terres du clan Qu’rah valurent grande considération et grand respect à Zahid, et que le récit de ses aventures, répétées mille fois devant une théière fumante à mille interlocuteurs différents, laissa tous ceux qui l’entendirent ébahis et admiratifs… Zahid sentait que quelque chose manquait, qu’en lui, une forme de vide s’était creusée. C’est là cette forme d’appréhension que peut éprouver un homme, lorsqu’il se découvre étranger en son propre pays.

Dans la journée, il leva les voiles du port d’Ibsnal pour mettre le cap vers Noor. Mais après des jours de voyage, arrivé près du quai avec son étrange bateau de la facture du clan Qu’rah, les gardes du clan Ha’san s’interposèrent pour l’empêcher de débarquer. Le barde plaida, argumenta, tempêta, mais rien n’y fit. Dans le camp qui l’avait vu grandir, il n’avait plus droit de cité. Parmi le clan qui l’avait fait naître, il n’était plus qu’étranger. Le jeune Zahid aurait renversé ciel et terre, mais le Zahid qui était consigné sur le pont de son propre navire et interdit de poser pied sur le sol autrefois régi par son père conjura le flegme du code dont on l’avait instruit. Sobrement, il demanda à ce qu’on informe Ayyub que son fils cadet était rentré. Incrédules, les gardes du clan Ha’san l’avertirent d’une nouvelle funeste qui n’avait pas traversé les mers : le patriarche Ayyub était dans l’outre-monde depuis bien des années maintenant, et son fils Akhen avait repris ses charges. Dans l’estomac de Zahid, quelque chose sembla bouger, s’agiter comme un serpent : entre la mort de son père et les retrouvailles avec son frère. Mais Zahid peignit le masque du calme, espérant le feindre assez pour s’en imprégner, demandant qu’on informe son frère comme on aurait informé son père, de son retour.

Zahid l’autrefois impatient n’eut pas à attendre longtemps avant que se présente Akhen sur les quais. L’âge et les années avaient intégralement blanchi sa chevelure et sa barbe. La peau de son visage se sillonnait de rides. Akhen avait toujours eu le cœur sur la main et contrairement à Zahid, il n’avait pas pris la coutume de masquer ses émois et ses émotions. Pour chaque émotion que Zahid se gardait, Akhen sembla en afficher deux. La joie se mêlait au chagrin, la mélancolie à la liesse. Ensemble, sur un bord de quai, les deux frères voyageurs échangèrent les récits de leurs riches aventures, deux livres disparates qui ne pouvaient pas avoir la même finalité.

Disant cela, le regard d’Akhen dériva vers la pâle épouse de Zahid. La terre de Noor était sacrée, destinée à n’être foulée que par les cœurs purs et les fidèles de Quirel. Akhen et Zahid le savaient tous deux. Et sans un mot de plus, ils surent que leurs destinées se sépareraient à jamais.

Devant le choix déchirant qui opposait deux de ses plus grands amours : celui du clan Ha’san et celui pour le clan Qu’rah, celui pour sa terre natale et celle d’adoption, celui pour ses ancêtres et celui pour ses descendants… Zahid avait choisi.

Les voiles rouges de la nef de Zahid furent levées, et l’étrange bateau reprit le chemin de l’orient, porté par les vents et par le courant, après une escale sur la verte ile d’Akhdar. Un cycle était né, et dès lors il était voué à se répéter. Laissant venir une fois aux quelques années, tractés par les grands dragons verts d'Akhdar, de ces étranges navires venu de l’ile curieuse découverte par Zahid du clan Ha’san, chargés de richesses exotiques comme le jade, l’obsidienne, la soie, venus du poste commercial posé sur le lointain continent de l'est. À leur bord, des caravaniers du clan Qu’rah qui faisaient perdurer le cycle initié par leur ancêtre et patriarche : Zahid. Celui qui prouva que tout homme qui embrassait pleinement l'aventure sans retenue pouvait aller au-delà de lui-même, devenant à la fois étranger à ce qu'il avait été, mais bien davantage que ce qu'il aurait été voué à être. Car le grandiose ne vient pas sans sacrifices ni renoncement.
Ninkasi, Kershe
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Re: (Mythes et légendes kershes) - Le Livre des Patriarches
Ninkasi - la Doyenne a écrit:
Ardakhshîr du clan Tabbiyyat, le Stratège
Près de Deux-Cent-Trente Ans avant l'Empire Korain (Le premier Grand Patriarche d'Ibsnal)

Pendant que le centre du monde semblait s’être commué à l’oasis de Noor, l’ile sainte qui rayonnait comme le soleil, plusieurs patriarches étaient marris de voir leur astre, et l’astre d’Ibsnal décliner. Dans la tourmente propre à ce temps-là, tandis que le lustre qui auréolait le clan Avesta se ternissait, plusieurs se sentirent pousser les ailes de l’ambition. Fahrouk avait semé la graine de l’ortie, en revendiquant la couronne d’un roi. Et l’ortie proliférait, envahissait l’oasis jusqu’alors salvateur et pur, tandis que de nombreux patriarches imaginaient l’or ceindre leur front.

Ayyub, du clan Ha’san, avait préféré l’exode au tumulte politique, la paix à la tourmente. C’était là une attitude attendue pour un prêtre de Quirel, qui préférait la conciliation à la confrontation, et la paix à l’opposition. Mais quand du jour au lendemain, son clan s’était trouvé riche de dizaines de nouveaux membres, certains patriarches avaient tremblé. Puis, quand des nouvelles étaient venus du large que la folle entreprise du clan Ha’san avait été couronnée de succès, certains avaient frôlé l’apoplexie. Car soudain et sans préavis, le clan Ha’san devenait l’un des clans les plus établis et influents. Pour ceux-là, qui craignaient et doutaient de ce que ferait Ayyub Ha’san de son pouvoir, s’évanouirent lorsqu’ils apprirent le retour successif des fils d’Ayyub, sur des navires chargés de richesse de continents du Levant et d’Hydia. Car à cette ère-là, l’astre du clan Ha’san était si brillant qu’il aurait pu être aveuglant.

Mais alors que les astres de certains brillent de mille feux, il en est d’autres qui fleurissent pleinement dans l’ombre. C’est le cas d’Ardakhshîr, du clan Tabbiyyat. Ardakhshîr était un joueur, mais qui n’aimait pas le hasard. Alors dans sa jeunesse, il avait conçu des jeux qui récompensaient non pas la chance mais la réflexion et le talent. Il nomma son jeu le « chatrang », qui posait sur un damier alternant ombre et lumière des pièces sombres et pâles, faites pour avancer tour à tour selon leur couleur, dans la succession du jour et de la nuit. Et ces pions imitaient les actions des armées : sous la gouverne d’un patriarche s’avançaient les humbles guerriers, les preux cavaliers, les colossaux éléphants, les imprévisibles sorciers. Aux côtés du patriarche, toujours, se trouvait son fils. Et si le patriarche ne pouvait avancer que d’un pas prudent à la fois, le fils, lui, avait autrement plus de libertés. Le jeu d’Ardakhshîr suscita un grand engouement, et bientôt chaque maison respectable avait son propre damier.

Que ferait donc pareil joueur, devenu homme fait et patriarche, tandis qu’Ibsnal devenait elle-même un grand et étrange plateau de chatrang, un curieux damier?

Puisque le patriarche Ha’san déplaçait ses pions dans la lumière, et avait plusieurs coups d’avance, le patriarche Ardakhshîr décida de déplacer les siens dans l’ombre. La partie serait corsée. Et si d’autres s’en seraient rongés les sangs, l’imaginait perdue d’avance, le patriarche du clan Tabbiyyat y trouvait un glorieux défi.

Ardakhshîr avait un fils, qui comme sur le tableau de chatrang, était au plus près de son père et pouvait manœuvrer bien davantage. Alors, il le dépêcha vers l’ile de Noor, sur un navire chargé de présents, qui tous reflétaient dévotion à l’oiseau céleste, et étaient gage de raffinement, de vertu, et de bon gout. Il avait commandé à son fils de se plier à toutes les épreuves, et d’user du voyage pour s’imprégner du dogme de Quirel : si un homme sait se convaincre de la véracité de son propre discours, avait-il dit à son fils avant son départ, cet homme peut tromper la vigilance des dieux mêmes. Le fils écouta, et se fit homme qui avait tout de l’humble et altruiste dévot... en somme, un homme qui put poser le pied sur les sables dorés de Noor.

Et à peine arrivé, présenté au patriarche Ayyub, il tint ainsi ce discours. « Estimé patriarche du clan Ha’san, dans la lumière de Quirel et dans la vôtre, je m’avance, espérant votre bénédiction. À Ibsnal, la gloire du nom du clan Ha’san remplit de chaleur le ventre des bienveillants. Humble et honoré, je pose le pied sur cette terre sacré et m’émerveille des grâces que Quirel dispense à ceux qui se font dignes de ses volontés. J’ai quitté Ibsnal avec dans le cœur la foi. Et à Noor, par la grâce de la terre sainte, maintenant, pour avoir vu j'ai plus que la foi : je possède la conviction, basée sur la certitude. Mais déjà récompensé au-delà de mes espérances, il me faut implorer encore de votre infinie bonté. Car mon père se fait vieux, je suis son seul fils et il n’est à Ibsnal aucune femme qui fusse assez bonne et vertueuse pour que je m’imagine l’épouser. Ah! Patriarche Ha’san, imaginez ma grande tourmente! Il me semble que l’index osseux du chien des enfers me vrille le cœur quand j’y pense! Car je ne peux renoncer à ma vertu ni mon honneur, ni marier une femme devant Quirel que je ne pourrais réellement aimer. Mais… chaque jour qui passe laisse mon père plus près de l’outre monde, et s’il s’y aventure en ne laissant en terre qu’une racine sèche vouée à se déssécher, ainsi qu’est un clan sans descendants… je sais que je condamne l’âme de mon père bien-aimé à d’éternels tourments. Patriarche Ha’san, vous seul avez la solution à ce grand chagrin : car je sais que vous avez deux filles, que l’Ile de Noor produit les perles les plus parfaites et les plus pures. Les astres m’ont guidé jusqu’ici, dans mon esprit les mots de Quirel ont résonné et je sais que le fil de ma destinée est voué à s’entrelacer à celui d’une de vos filles. »

Le patriarche Ardakhshîr avait su dispenser ses leçons. À savoir d’utiliser les coups de son adversaire à son avantage, et ses manœuvres contre lui. La foi de Quirel qui donnait si grande autorité au clan Ha’san et qui servait de sceptre de commandement pouvait aussi être le bâton tendu pour se faire battre.

Avec un sourire un peu plus affecté, le patriarche Ayyub répondit que, ses deux fils partis, il ne lui restait plus que ses deux filles, joyaux parmi les joyaux, et que son cœur se morcellerait certainement de savoir l’une d’elles loin de lui. Alors avec la fougue et la ferveur de mise, Zurrat, fils d’Ardakhshîr, frappa sa poitrine et jura devant Quirel que sa cause était juste et bonne, car la lumière de la foi de Quirel vascillait à Ibsnal et que son dessein était de sauver le peuple Kershe de la perdition. Et dans ce discours plein d’affect, il y avait une miette de vérité, car dans la grogne des patriarches, l’air était chargé d’orage et l’émeute pouvait éclater à tout instant tandis que l’avidité grugeait les esprits. Ardakhshîr avait aussi appris à son fils que le meilleur mensonge était une demi-vérité. L’argument de Zurrat fit mouche, et Ayyub considéra le jeune homme sérieusement. Puis, il l’invita dans sa demeure, afin de se ressourcer du voyage, et prier. À demi-mot, le patriarche concédait au jeune Zurrat le droit de faire cour à ses filles, car dévot de Quirel se respectant n’aurait consenti à l’union d’un couple mal assorti, et inapte de trouver ni amour ni paix.

Les filles d’Ayyub étaient déjà des fruits mûrs, tandis que Zurrat n’était qu’un jouvenceau. Et si Quirel les avait bénies par une santé de fer et de formes pleines, promesse de fécondité, les perles de Noor n’avaient peut-être pas l’éclat escompté pour l’adolescent au sang chaud. Pourtant, ainsi que l’avait instruit son père, il garda son flegme et sa composition, et put faire passer sa consternation pour un grand émoi. Les filles d’Ayyub, elles, ne se donnèrent pas le mal de voiler leur scepticisme à voir un jeune ingénu débouler dans les jardins de leur père. Elles invitèrent Zurrat à s’asseoir, et partagèrent avec lui du thé et du pain. Puis, elles criblèrent le jeune homme de questions, tant et si bien que sous un tel feu nourri il put à peine prendre une bouchée. Car ces instincts qui murmuraient à l’oreille du patriarche Ayyub prenait aux tripes ses deux filles, deux astrologues accomplies et pythies de Quirel. Leurs questions visaient juste, et frappaient douloureusement, laissant le jeune Zurrat suant comme s’il devait combattre deux harpies en même temps.

Puis soudain, il inspira, laissant remonter à la surface de son esprit le conseil de son père : de frapper en un lieu et un moment que son adversaire n’attend pas, pour s’y aveugler. Les filles d’Ayyub étaient convaincues de la duplicité du jeune Zurrat, il ne restait qu’à contre-attaquer par la franchise. Alors, le jeune Zurrat ouvrit son cœur et avoua des vérités qui laissèrent les femmes pantoises, mais troublées de cet excès de franchise. Et… à la lumière des vertus de Quirel qu’elles se dédiaient à suivre : promptes au pardon, et pétries d’attendrissement. « Mes dames. La culpabilité tord mes boyaux, car je n’ai pas dit à votre père toute la vérité. Espérant faire pour moi un mariage aussi profitable que vertueux c’est mon père qui m’envoie… mais à la vérité je préfèrerais par cent fois suivre les élans de mon cœur et marier femme qui me plairait, que j’aimerais et qui m’aimerait! Je ne peux pourtant pas faillir à mon devoir de fils et faire saigner le cœur d’un père que j’aime plus que tout, au nom d’un amour qui n’existe pas… » Et plutôt alors que de le tourmenter d’un flot de questions, les filles d’Ayyub resservirent de la bière plutôt que du thé, et dans les jardins de la maison Ha’san, les trois parlèrent jusqu’aux premières lueurs du jour, échangeant sur leur histoire, leurs rêves, leurs aspirations, et révélant l’essence de leur âme. Il n’était que Zurrat qui se livrait avec un apparent abandon, tout en voilant de savant jeux d’ombres ses pensées les plus tortueuses.

Et ainsi, le séjour de Zurrat se prolongea dans la maison Ha'san, jusqu’à ce que le cœur des deux filles d’Ayyub batte pour lui. Car s’il n’avait pas sculpturale silhouette, force du titan, agilité du chasseur ou les dons du sorcier, ni les talents d’un grand artiste, Zurrat était intelligent et roué, et savait quoi dire et quand le dire pour persuader. En héritage, voilà ce que son père lui avait laissé.

Alors, devant ce curieux et incongru dilemme, Ayyub convoqua Zurrat pour prier avec lui, et à l’issue des dévotions il demanda au jeune homme laquelle de ses filles il préférait. C’était là une question tendue comme un piège : car peu importe laquelle il choisissait, et les raisons pour lesquelles il la choisissait, il porterait toujours la charge du grand chagrin qu’il infligerait à celle qu’il rejetterait. Alors il inspira profondément, se souvenant d’un autre conseil qu’avait dispensé Ardakhshîr : il fallait contrôler l’échiquier, car toute erreur était comme la boule que le bousier roulait dans le sable, grossissant à chaque pas que ferait l’insecte après s’en être saisie. Se raccrochant à cette idée, il répondit : « Ce n’est pas à moi de choisir, mais bien à Quirel. Vos filles ont chacune de grandes qualités, et je sais que je pourrais faire de chacune d’elles une épouse bienheureuse qui ne manquerait de rien. Ne pouvons-nous pas consulter les augures, afin de voir de quoi nos destinées seront faites? Nous nous plierons à la volonté de Quirel, sachant que l’oiseau céleste nous aura tous mis sur une voie nous épargnant le plus de malheur. » Encore une fois, Zurrat, digne fils d’Ardakshîr, avait retourné la manœuvre de son adversaire contre lui. En réponse, le patriarche Ayyub n’eut qu’un mot : « Soit ».

Les astrologues lurent dans le tracé céleste la destinée des trois jeunes gens, et débattirent longuement, avant de décider de laquelle des filles du patriarche Ayyub deviendrait l’épouse de Zurrat. Le mariage fut fastueux et grandiose, célébrant l’illusion d’un amour que le jeune homme savait si bien feindre. Appelant Ayyub père devant la foule de ses gens, il refusa humblement la dot étalant la vaste richesse du clan Ha’san. « Père, je ne peux accepter tant de générosité. Mais si vous voulez me faire plaisir, et à votre fille mon épouse également, j'aimerais vous demander faveur qui ne vous coutera rien. Vous devrez supporter notre initiative, alignée à la volonté de Quirel. La paix doit se faire, à Ibsnal, car des vents mauvais menancent de souffler pour troubler la sérénité si chèrement préservée. Zox attend, tapi dans l'ombre, l'erreur d'un ambitieux pour s'abreuver de torrent de sang et de larmes. Les prétentions creuses du clan Avesta chamboulèrent tant de cœurs et de raisons…! C’est pourquoi je crois qu’une initiative s’imposerait : guidée non pas par les patriarches comme vous, ni comme mon géniteur, non… mais bien par nos épouses, portant toutes la moitié du ciel. Quand nos cœurs d'hommes, guerriers et bellicistes, s’enflamment comme le soleil, deviennent ardent comme le sable du désert à midi, elles gardent la douceur et le calme placide de la lune. Et en ces temps troubles, mères et femmes doivent nous guider comme nous les guidons si souvent, fortes de leur amour comme de leur recul sur ces jeux de pouvoir insignifiants. Ainsi, elles se feront les messagères de Quirel que toutes les familles devront entendre. Permettez à votre fille, mon épouse, de prendre les rênes de ce grandiose mouvement. Qui permettra d'élire parmi les patriarches un médiateur qui se fera garant de la paix et de la prospérité d'Ibsnal et de toutes les terres Kershes sous le soleil. » Et le fils d’Ardakshîr avait joué là son coup de maître : le patriarche Ayyub, mis en échec et désarmé, ne put faire autrement que de consentir, et d’offrir son plein appui.

Mais si le Patriarche noir n’avait qu’un seul fils sur le plateau de jeu, il avait là de nombreux autres pions : combien de filles et de cousines avait-il mariées, disséminées dans les clans de taille et d’importance variables. Ainsi, quand Adiyah du clan Tabbiyyat, fille du clan Ha’san parla, les filles, les sœurs et les cousines liées au clan Tabbiyyat se levèrent comme un seul homme pour l’épauler, louant son initiative comme l’inspiration du dieu bon. Sous l’influence de leurs épouses, les uns après les autres, les patriarches consentirent à ce vote qui établirait un Grand Patriarche pour régler tout litige qui opposerait les clans. Le peuple Kershe demeurerait tel qu’il était, courtepointe savante de clans qui gagnait de sa diversité, mais dont la régence du Grand Patriarche assurait l’unité comme ce fil qui les cousait ensemble.

C’est ainsi qu’Ardakshîr du clan Tabbiyyat, patriarche gouvernant un clan jusqu’alors fort obscur dans l’histoire Kershe, à qui le peuple du désert ne devait aucune grande invention, ni aucune grandiose exploration, aucun grand triomphe, ni aucun haut-fait, devint le premier Grand Patriarche d’Ibsnal. Depuis l’ombre et sur l’échiquier, le patriarche n’avait eu besoin que de faire un pas. Ce seul et unique pas lui avait valu renom et richesse, pouvoir et gloire, et une place d'honneur au sein même de l'Histoire.


Dernière édition par Ninkasi, Kershe le Sam 25 Juin - 2:43, édité 1 fois
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Re: (Mythes et légendes kershes) - Le Livre des Patriarches
Ninkasi - la Doyenne a écrit:
Zal du clan Ha’San, le Pacificateur
Près de Deux-Cent-Vingt-Cinq Ans avant l'Empire Korain (À l'aube d'une brève Éternité)

Zal, fils d’Akhen, avait grandi sur les routes tortueuses du continent d’Hydia, guidé par son père et par ses enseignements. À dix ans d’âge, il traversait la trouble mer et posait pied sur les pavés de la grande cité de Cécilia. À onze ans d’âge, il foulait les quais de la commune libre des Kroises, et apprenait des autres gamins, qui n’étaient débarbouillés que lorsqu’ils tombaient dans l’eau salée, à nouer des cordages et à jurer comme un homme. À douze ans d’âge, ses poignets et sa nuque se cerclaient du fer des prisonniers, car il devenait captif et thrall des féroces Kalois. À treize ans d’âge, on retira les fers de son corps, mais pas de son âme, tandis que les Kalois l’abreuvaient de leurs légendes et l’initiaient à leurs coutumes. À quatorze ans d’âge, la silhouette gracile d’une fille à la peau de lait et à la chevelure de blé le liait en toute autre captivité. Ses pivotales années jeunesse, qui font de l'enfant un homme, il les avait vécues bien loin des territoires Kershes et de ses réalités.

Quand il dut choisir entre les attaches à sa patrie et son amour naissant pour la jeune Kaloise, Zal, élevé dans la lueur de Quirel, opta pour cet amour sans hésiter. C’est ainsi que son père, Akhen, laissa Zal parmi les farouches Kalois, qui livraient guerre aux Korains en ce temps-là. À leur manière, ils initièrent Zal à l’art du combat. Au lieu de l’armer de lances et de cimeterres, ils mirent entre ses mains des haches de guerre. Au lieu de l’armer d’arc et de flèches, ils lui apprirent à lancer ces mêmes haches tandis qu’il fondait sur l’ennemi comme un fauve. Zal apprit tout des arts guerriers, pourtant en gardant en bouche amer goût de devoir en faire usage. Élevé toute son enfance sous les dogmes de Quirel, verser le sang lui était peu naturel. Mais, toujours, il se persuadait d’accomplir cela par amour : amour de ses hôtes, et amour de la belle Yggdruna, la pâle beauté des montagnes. Car la coutume des Kalois impose aux jeunes gens de prouver leur passion de mille façons, de traverser l’épreuve du fer et du feu pour attester de l’immensité de leurs sentiments. Alors aux côtés de guerriers colossaux, dont seules des peaux de fourrure cachait la pudeur, Zal, fils de caravaniers, petit-fils de prêtre, descendant de civilisateurs, endossa le masque du guerrier sauvage. Thrall devenu fremen, soit esclave devenu homme libre, étranger ayant obtenu droit de cité, il avait encore plus à prouver que les autres pour se gagner une place sans le cœur de la belle Yggdruna.

Mais chaque blessure et chaque atrocité qu’il infligeait le blessait lui-même, et arrachait un morceau de son âme. Élevé dans les valeurs de Quirel, il en était conscient. Il savait aussi qu’en allant contre sa nature pour semer le malheur et la mort, servant Zox ce faisant, il se déchirait inéluctablement. Avec chaque jour qui passait, son âme devenait champs de ruine, à l’égal du continent d’Hydia ravagé par les combats. Ainsi coulèrent les semaines, qui laissèrent place aux mois.

Alors il osa ce que nul autre adolescent bravache parmi les Kalois n’avait osé faire. Un soir, il approcha Yggdruna et mit devant elle son âme à nu. Il lui parla franc, dans sa langue rauque, et avoua tout de son grand tourment. Il lui révéla son chagrin de voir autour de lui la mort et le désespoir, et pas que celui des Kalois, car il lui semblait que tous ceux qui prenaient part à la guerre perdaient quelque chose, ne serait-ce qu’une part d’eux-mêmes. Yggdruna lia alors ses lèvres à celles de Zal, le faisant taire, lui signifiant qu’elle comprenait. Qu’ils étaient d’une même pensée, pour être alors un seul souffle et un seul être. L’adolescente reconnut la bravoure de Zal : une que le plus sanglant des guerriers ni le plus résilient buveur n’aurait jamais. Car il faut grande bravoure et grande force pour être voix de la raison et de la paix, quand sonne l’heure du conflit et que les humeurs s’échauffent.

Après ce soir-là, Zal accrocha ses haches, se refusant alors à les porter, et redevenant ce faisant l’étrange étranger. Par héritage de son sang, et par sa foi, il savait que la magie de Quirel courait en ses veines. S’il n’était plus le fauve sauvage et feulant qui courait face à l’ennemi, il n’en courait pas moins derrière ses frères d’armes pour réparer les corps brisés à force d’incantations, ou protéger de champs de force et de bénédictions ceux qui lui étaient proches.

Des années passèrent ainsi, élevant Zal de simple adolescent guidé par ses amours transis à shaman-guérisseur de Quirel. Une chose était constante : encore et toujours, l’amour le commandait, cette force qu’avait répandue Quirel sur le monde et que tant sous-estimaient. Mais pourtant, dans le cœur de Zal, persistait le tiraillement. Il n’était pas de In Vas Mani assez puissant pour réparer la plaie qui y saignait depuis longtemps. Il pâtissait toujours de voir tant de mort et tant de sang.

Encore une fois, il demanda conseil à Yggdruna, qu’il avait choisie comme épouse. À l’égal de Quirel déclarant sa flamme à Zox, il n’avait rien espéré de sa grandiose déclaration faite à un être si dissemblable. Et pourtant, au contraire de Zox qui avait rejeté les sentiments de son frère, Yggdruna s’y était abandonnée avec une absence de complexe et de pudeur qui avait gêné Zal. Ainsi Yggdruna parla, avec la simplicité rêche des Kalois. « Les hommes écoutent leur cœur en premier. Et seuls les dieux peuvent commander de faire autrement. » Puis la toute blonde avait levé ses prunelles pâle vers la voûte céleste, et Zal avait compris. Au-delà de ses grâces de guérisseur, Quirel dotait les plus grands de ses fidèles du don de prophétie. Alors Zal s’en fut trouver le conseil des Seidr, des druides, sorciers du peuple Kalois. Chacun d’entre eux soumit Zal à une épreuve, vouée à faire vasciller son âme, sa conscience, son corps, ou sa raison. À toutes ces épreuves, il résista, guidé par l’amour comme par ses convictions. Alors les druides Kalois impartirent sur Zal la bénédiction de Quirel, et l’invitèrent parmi eux. Ils lui apprirent à lire les astres, et à user de son don de prophétie comme son grand-père l’avait fait en son temps. Ils lui apprirent à lire le ciel, et les signes de la nature et du temps. Et lorsqu’il sut, Zal chercha dans les cieux les signes dont il aurait besoin, un message divin qui rejoindrait ses plus intimes convictions.

Et soudain, lorsqu’une nuit la lune sembla se teinter de rouge, il put lire dans les astres ce qu’il espérait, mais craignait de voir. Une mise en garde, à propos d’atroces et terribles événements à venir. La guerre tournerait mal, et si les Kalois ne prenaient pas garde, s’effondreraient les cieux. Zal fit tout pour répandre le message parmi les guerriers : il fallait abandonner Ygsha, prendre le chemin de la steppe, pour éviter suprêmes atrocités. Certains des braves se rirent de lui : malgré le signe funeste écrit dans le ciel, il n’était qu’un étranger qui s’était déguisé en druide pour se glisser dans les fourrures d’une fille de la montagne. À ceux qui souillaient son nom, Zal promit de reprendre les haches pour un duel de premier sang, promettant de laver son honneur de ce sang qu’il verserait. Certains relevèrent le défi et avec la bénédiction de Quirel, il vainquit. Mais dans son cœur demeurait un poids, qui habite la cage thoracique de ces prophètes de Quirel que l’on n’écoute pas, de ces bienveillants dont on ignore la bonté. Lorsque les armées Koraines se massèrent à l’ombre de la grande montagne d’Ygsha, il était trop tard.

Les féroces guerriers vendirent chèrement leur vie, face aux Korains en surnombre… mais massacre délayé n’est pas moins massacre. Soudain, quand on crut tout perdu, et que les armées koraines ensanglantées clâmaient leur triomphe, se préparant à passer par le fil du glaive les derniers résistants, et derrière eux les vieillards et les enfants… la montagne elle-même sembla s’animer et se mouvoir. Les Kalois survivants tremblèrent de tout leur corps, même les massifs colosses s’agitaient comme des feuilles au vent : était-ce le ciel qui leur tombait sur la tête, le courroux des dieux qui s’abattait sur eux, pour n’avoir pas écouté? Les Korains, eux, pantois, tremblaient aussi mais pour d’autres raisons : car devant eux s’élevait un monolithe géant, un colosse de terre et de pierre qui se posait en rempart devant les innocents.

Tout haut, Zal avait élevé le ton et fait s’incarner le suprême protecteur de Quirel, donnant vie à la terre sous leurs pieds. Le colosse ouvrit la bouche, et parla d’une voix qui fit trembler le roc de la montagne, usant des mots qui dormaient dans le cœur de Zal depuis bien longtemps : « VOUS QUI RÉPANDEZ EN VAIN SOUFFRANCE ET SANG, VOUS QUI FAITES L’ŒUVRE DE ZOX DE BON GRÉ OU MALGRÉ VOUS. IL SUFFIT! LUNE ROUGE EST VENUE, LUNE ROUGE DOIT ÊTRE LAVÉE. LA HAINE A FAIT CECI, L’AMOUR DOIT LE DÉFAIRE. LAVEZ VOS MAINS, LAVEZ VOS CONSCIENCES, ET ENTENDEZ. SI VOUS N’ÉCOUTEZ  PAS QUIREL, NE RESTERA PLUS QUE ZOX POUR VOUS L’EXPLIQUER, ET GRAVER DANS VOS CHAIRS ET VOS ÂMES CE QUE LA RAISON A CHOISI D’IGNORER… » La garnison Koraine dévala la montagne sans demander son reste, pour demander conseil à la chaine de commandement, aux augures, et aux prêtres qui accompagnaient le détachement. Des messagers se lancèrent vers Cécilia à bride abattue. Puis enfin les Korains, remis de leur émoi, envoyèrent une délégation gravir de nouveau le flanc de la montagne. Entre leurs mains cette fois, non pas des glaives et des grimoires de mages de guerre, mais un message. Une offre de paix fut lue aux Kalois exsangues. Un éminent tribun, le meilleur des guerriers parmi les légions Koraines et la femme la plus belle du peuple Kalois seraient unis sous le regard de Quirel et des deux peuples entiers. Kalois et Korains dès lors formeraient seule et unique famille.

Zal poussa un soupir de soulagement doux-amer. La prophétie s’était accomplie. Il n’avait pu endiguer les signes funestes, il avait seulement pu les lire. Puis, mitiger comme il avait pu leurs conséquences, guidé par Quirel. C’est avec ce même soulagement doux-amer qu’il fit partie de la délégation de druides et prêtres voué à célébrer cette union sur laquelle se basait cette paix douloureuse, cette union célébrée au nom de l’amour : l’amour de la vie, l’amour de son peuple respectif, l’amour des dieux. Se regardant dans les yeux, Kalois et Korains formulèrent ce qui est connu comme promesse éternelle.

Zal, qui avait pour lui la double-vue et la faveur de Quirel, vit-il ce que le destin annonçait? Savait-il alors que « l’éternité » ne devait durer que vingt ans?

Au lendemain de la cérémonie d’union, Yggdruna trouva son époux à ses côtés dans leur paillasse. Ses lèvres étaient déjà bleuies. Son corps, refroidi. En l’an 220 avant l’Empire Korain, c’est ainsi que le dernier Kershe du continent d’Hydia, outre l’occasionnel caravanier, s’en est allé. Non point vers sa terre natale, mais vers l’outre-monde de Zox. Après sa mort courut une rumeur qui entra dans la légende : pour que cette paix se fasse, il aurait scellé pacte, alliant la sorcellerie de ses pères et la magie étrange des Kalois. Afin d'apaiser son coeur, il aurait troqué chaque année de vie qui lui restait en ce bas-monde contre une année de paix.

Derrière lui, il laissa en héritage d’étranges légendes, des leçons que les habitants d’Hydia ne retinrent qu’à moitié, le mystère d’un trépas aussi soudain qu’inexpliqué, et vingt années d’une paix qui devait durer l’éternité.

Sur les quais de Noor la lointaine, un père attendrait vainement le retour d’un fils prodigue plusieurs années encore. Vainement le patriarche Akhen attendrait, jusqu'à son dernier jour : il ne sut jamais que son premier né l'avait précédé dans l'antre de Zox.
Ninkasi, Kershe
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Re: (Mythes et légendes kershes) - Le Livre des Patriarches
Ninkasi - la Doyenne a écrit:
Hazred, du clan Aad, le Transfiguré
Près de Deux-Cent-Vingt-Cinq Ans avant l'Empire Korain


En ce temps-là, à Ibsnal, vivait un architecte et fonctionnaire, qui avait tout de l’homme ordinaire. Cela dit, Seras et l’histoire ont su nous apprendre au gré de bien des leçons que les apparences sont souvent trompeuses. Alors que l’essor du clan Ha’san battait son plein, et que certains patriarches se torturaient d’angoisse, ou que d’autres encore fomentaient pour prendre l’ascendant tandis que la roue tournait, le patriarche Hazred, lui, n’était qu’un simple engrenage dans un construit bien plus grand que lui. Car la civilisation est liée d’un mortier dont on ne parle pas souvent : les bureaucrates et les scribes, veillant aux affaires les plus communes et ordinaires. Les petits légistes qui règlent les conflits mettant en jeu trois sacs de grain ou les litiges pour une chèvre échappée, ou pour une toile de tente de mauvaise qualité. Ceux qui, sur du papyrus de roseau ou encore sur une tablette d’argile, notent laborieusement les fruits de récoltes, les sommes de transactions commerciales, les dus de chaque clan en taxation, ou qui consignent les travaux publics à faire pour maintenir en état les canaux d’irrigation, les jardins suspendus, les rives de l’oasis et des cours d’eau d’Ibsnal. Ils sont ceux qui assignent les terres à ensemencer et entretenir en temps de crue, et débattent trois jours durant avec les patriarches concernés de la division annuelle de ces lopins au mètre près.

En somme, le patriarche Hazred était un homme sans éclat, sans panache, ni sans attributs particuliers si ce n’est qu’il savait compléter les tâches qui lui étaient assignées sans se rebiffer, aussi imperméable à l’ennui que peut l’être la pierre du désert.

Alors, pourquoi évoquer un homme si banal, dont les sables de l’histoire auraient dû avaler le nom depuis longtemps?

Eh bien car vint un jour ou l’homme soumit au conseil des patriarches l’œuvre d’une vie : un traité de centaines de rouleaux de papyrus compilant des règles à établir pour les ventes aux enchères au Marché d’Ibsnal. C’était un document plus aride que le grand désert, et si soporifique qu’aucun lecteur n’avait pu le finir d’un seul trait. Alors sans surprise, sa proposition fut déclinée par le Grand Patriarche Ardakhshîr et son conseil des pairs. Les choses auraient dû selon toute logique rester lettre morte. Mais, la suite sembla défier le bon sens.

Après avoir épongé la nouvelle du refus du conseil de ses pairs, de menus changements semblèrent poindre en Hazred, comme de ces infimes bulles et pâles vapeurs à la surface de l’eau qui bout. Parfois, son regard devenait vitreux et semblait fixer chose ou être que nul ne pouvait voir. D’abord en apparence dissipé et distrait, il devint soudain habité, et plutôt que de tracer de simples chiffres dans les colonnes de ses livres de compte, sa main courait, frénétique, pour tracer des symboles étranges et des messages empressés dictés par des esprits que nul n'entendait. Certains jours, il s’enfermait dans une chambre obscure, le crâne fendu de migraines, le sommeil ponctué de rêves troublants qu’il tentait vainement d’expliquer quand les brumes du sommeil tendaient à se dissiper.

Peu à peu, ces étranges lubies prirent tant de place qu’il fut déposé de ses fonctions administratives qu’il se trouvait bien incapable d’accomplir. Son épouse, Shadia, d’abord inquiète, puis paniquée, s’en fut quérir conseil au temple de Quirel et les prêtres lui dirent que peut-être, dans ses grâces, Quirel avait imparti à son époux un don de prophétie. Alors Shadia, dévouée et patiente, entreprit de prendre soin de son époux et de leurs enfants, vendant du pain et des bricoles sur le pas de leur porte à portée d’oreille des suppliques de son mari, attendant que le seul remède disponible, le temps, fasse son office.

Et soudain le brouillard de la confusion sembla se dissiper sur l’esprit du patriarche Hazred. Son regard hanté était devenu d’une dureté d’acier, tant il semblait déterminé. Shadia remercia Quirel à genoux, et versa des larmes de reconnaissance, car il semblait que l’épreuve qui avait tenaillé son époux était enfin terminée. Doucement, Hazred prit les mains de son épouse et lui expliqua qu’ils avaient une mission. Les vents et la mer devraient les porter. Comme ils avaient portés les pionniers du clan Ha’san. Une terre serait au bout de leur chemin, dont ils seraient ultimes architectes, et qui leur permettrait à eux aussi de rencontrer le divin. Il souffla ses mots comme une vérité. Shadia écarquilla les yeux, et posa une main sur son cœur, bouleversée et émue, de voir sa modeste famille au pied d’un destin grandiose. Shadia devint aussi frénétique qu’Hazred l’avait été, déboulant au marché sans même prendre le temps de couvrir ses épaules. À l’assemblée qui faisait son chemin entre les étals du bazar, elle révéla ce qui s’était produit, et la mission qui semblait impartie au clan Aad par droit de prophétie. Parmi la foule un murmure se fit bourdonnant : la gloire et le succès du clan Ha’san faisait même pâlir les astres les plus brillants en comparaison. Ceux qui avaient eu la foi et suivi la parole divine avaient été récompensés bien au-delà de leurs plus grands rêves. Si certains se firent une nouvelle fois sceptiques aux paroles de Shadia, comme ils l’avaient été face à celles du Patriarche Ayyub, d’autres au contraire étaient galvanisés à l’idée de saisir une chance qui leur avait autrefois échappé. Car nombreux étaient ceux qui suivirent Shadia qui avaient le cœur pétri de jalousie pour la bénédiction du clan Ha’san, et qui étaient affamés de gouter les mêmes largesses que les premiers fervents qui avaient conquis l’ile de Noor. À l’assemblée qui s’était présenté pour offrir leur support à l’entreprise divine du patriarche Hazred, il déclara d’un souffle que ceux qui lui seraient fidèles obtiendraient une richesse dont les dévots du clan Ha’san ne pouvaient que rêver : la transfiguration de leurs corps et de leurs âmes.

Alors à la sueur de leur front et au sang de leur corps, ils travaillèrent d’arrache-pied sous le commandement du patriarche Aad, et ils surent mettre ensemble la coque d’un grand navire. Puis, quand vint le temps de charger la cale, Aad eut un geste pour les empêcher de charger leurs possessions et des provisions. Il leur commanda de découper dans la montagne de grands blocs de grès, qui occupèrent le plus gros de leur entreposage, et il fit charger le reste de la cale de réactifs magiques communs mais aussi étranges, comme de la fonte brute, et une tonne de parchemins. Le reste, avait-il dit, leur nouvelle terre y pourvoirait. Ils ne prirent des provisions et des amphores d’eau que pour suffire au voyage.

L’équipage longea d’abord les terres de l’ile d’Ibsnal, puis des vents gonflèrent leurs voiles et des courants les portèrent, plus loin encore vers le sud et le couchant. Durant leur périple, ils virent au loin l’Ile de Noor et peut-être, contre les vagues, le dos du grand kraken blanc, mais ils en restèrent loin. Plusieurs crachèrent amèrement dans les vagues en voyant l’ile bénie se détacher sur l’horizon, ultime défi au clan dont ils feraient bientôt fameux pied de nez, et dont ils ébranleraient la réputation d’élu de Quirel.

Les jours passèrent, et les provisions s’épuisèrent bientôt, et l’équipage fut soumis lui aussi à l’épreuve de la faim et de la soif, tandis qu’autour d’eux ne restait rien si ce n’est des vagues. Ils lancèrent leurs lignes à l’eau mais pas un poisson ne mordit et le temps passant, la peur et le tourment monta d’un cran. Puis soudain un pêcheur maladroit piqua du nez dans les eaux, et quand certains lancèrent un filet pour le remonter, une force sembla l’entrainer par le fond. Mais le filet était tombé à temps : ils remontèrent tant le pêcheur malchanceux que ce qui l’avait happé. Il fallut vingt hommes pour tirer des eaux ce filet chargé, non pas de poisson, mais d’une créature comme nul ne semblait en avoir jamais vu, ses tentacules curieuses s’étirant non pas comme celles d’une pieuvre, mais comme d’immenses pieds, sa peau non pas écailleuse mais comme faite du voile de la nuit clairsemée de rares étoiles bleuâtres et maladives, son corps spongieux couvert de longues épines osseuses. Le pêcheur était réduit en charpie, mais pourtant dans son malheur, les passagers du navire se réjouirent : car de cette créature repêchée, ils pourraient se repaître des jours durant. Tandis que tous se mirent ensemble pour la dépecer, ceux qui suivaient le patriarche Hazred lui demandèrent ce qu’était cette créature. Cryptique, un infime sourire aux lèvres et le regard dans le lointain, le patriarche souffla : « Une réponse. Un voyageur du vide. »

Mangeant de la chair de cette créature des abysses, il sembla que les sens des fidèles du clan Aad s'altérèrent. Et quand ne resta plus sur le pont que les os de cette étrange créature, rouges comme le sont ceux des démons, les brumes s’écartèrent et laissèrent voir une immense ile à l’horizon. Elle leur parut aussi grande qu’Ibsnal, sinon davantage. Mais une fois le navire accosté, le patriarche Hazred ne laissa aucun répit à ses suivants, ni aucun temps pour le bienheureux soulagement, faisant tirer de la cale les monolithes et les caisses de réactifs qu’il avait emmené. Le mélange du pointilleux souci du détail qui avait fait le bureaucrate, et du zèle qui avait fait le prophète, se rencontraient pour former ce qui s’apparentait presque à cruauté. Mais, pourtant, les fidèles du clan Aad obéirent scrupuleusement.

Épuisés, affamés, assoiffés, ils purent enfin détailler le pan de terre qui était la leur à présent, et certains s’en furent comme éclaireurs. Ils ne virent rien, si ce n’est une étrange montagne percée de diverses cavernes, dont la roche était veinée d’un métal mauve et piquetée de cristaux verts. Le désert de la grande ile ne semblait offrir aucun oasis, mais la présence de quelques arbres malingres et quelques cactus persistants leur donnèrent l’espoir de pouvoir creuser des puits.

C’est à cette tâche qu’ils s’attelèrent au lendemain, tandis que leur prophète, le patriarche Hazred, les commandaient dans leurs tâches. Après un jour et une nuit de travail, près des immenses cavernes de la montagne, ils avaient percé un puits. Dans les cavernes, ils s’abritèrent pour dormir et se reposer, et dans leur pénombre, tous firent rêves étranges. Interrogeant le patriarche Hazred, ce dernier vint les rassurer : c’était ainsi que le divin et les esprits qui le servaient livraient leurs messages. Alors malgré la douleur, et la faim, car il n’était pas créature qui vive sur l’ile à chasser, pas de fruits et de baies qui venait des avares plantes noueuses de l’ile, et il semblait même que les bancs de poisson évitaient leurs rives. Alors ils mangèrent la chair des moribonds et mourants, tirant un peu de force de ceux qui n'en avaient plus.

Les femmes, hommes et enfants qui formaient maintenant le clan Aad étaient forcés de travailler d’arrache-pied, du soir au matin et du matin au soir, poussant les blocs de roche qu’ils avaient emporté d’Ibsnal, et du marbre bleuâtre de la montagne, façonnant des piliers. Puis, dans les cavernes de la montagne, leur patriarche leur commanda de creuser, toujours plus profondément, aménageant d’abord des salles et des constructions, qui donnaient l’impression de grandeur et d’immensité à leur commune, tandis que la façade de la montagne changeait et s’altérait sous la volonté du patriarche Hazred, qui s’improvisait architecte. Mais, il ne fit pas creuser comme il était coutume de jardins suspendus : la cité dans la roche que creusait le clan Aad était toute de pierre morte, froide et imposante comme la montagne l’avait toujours été. Quand l’œuvre du patriarche Hazred prit forme, c’est d’un balcon qu’il s’adressa aux siens pour leur annoncer que leur nouveau foyer avait désormais un nom : ils étaient le clan Aad d’Iram, la cité des piliers.

Au sommet de la montagne, il éleva un temple qui tenait aussi lieu d’arène. Quand les siens lui demandèrent la raison de ce choix, épuisés et exsangues, Hazred ne répondit pas. Car de jour en jour, le patriarche Hazred semblait aussi se transformer, et le bureaucrate obséquieux semblait bien mort et enterré, ayant laissé place à un meneur d’homme sans compromis et un puissant sorcier, à qui d’étranges formules incongrues venaient au fil de visions et de rêves troublés.

Au fil des jours, l’eau du puits semblait devenir de plus en plus amère. Les gens du clan Aad la firent bouillir, mais rien n’y fit. Puis le puits s’assécha alors tout à fait, sous le soleil de plomb de l’ile d’Iram. Alors, Hazred guida les siens dans les cavernes de la montagne, et dans une caverne d’un bassin cristallin, dans la lueur verdâtre de ces minéraux, il révéla un bassin d’eau dans lesquels tous les membres du clan s’abreuvèrent avidement. Mais de grandes coliques prirent ceux qui avaient bu, les laissant frissonnants sous le soleil de midi comme s’ils étaient en plein cœur de la nuit, laissant leur regard voilé, et leur mâchoire pendante tandis qu’ils cherchaient à rattraper leur souffle qui voulait s’envoler.

Mais, le Verbe du patriarche Hazred les commanda comme le Sorcier commande aux éléments, et tous semblèrent se lever, leur silhouette chancelante et incertaine, pour obéir à celui qui venait d’ordonner. Leurs membres semblaient engourdis, figés dans la crispation de la douleur qu’ont les moribonds. Et pourtant, suivant le patriarche ils s’avancèrent, toujours plus profondément.

Dans leur ventre, ils n’avaient plus ni de désirs ni de faims, leurs corps brisés et hâves n’eurent alors plus besoin de repos, et leurs esprits semblèrent dès lors vide du moindre tourment et de la moindre question. Ils étaient en ce monde sans l'être, entre la mort et la vie. Opiniâtres, ils achevèrent d’ériger la cité d’Iram-aux-piliers, et creusèrent sous elle toujours plus profondément la montagne.

Tant et si bien que sous la houlette de Hazred, fondateur d’Iram, leurs grandes et ténébreuses cavernes rejoignirent le royaume de Zox. Celui qui, envieux de la manne offerte par son frère, avait guidé le patriarche Hazred et le clan Aad jusque-là. Pour le servir.

Ainsi qu’il l’avait prédit à ceux qui le suivraient… sous l’influence du divin, ils seraient transfigurés, et le monde serait transfiguré de même.
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